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LETTRES PARISIENNES.

critique, il faut en convenir, si fine, si pénétrante, si aiguisée qu’on la suppose, a bien des points à rendre encore à la simple conversation de quelques femmes distinguées, de quelques gens de goût échangeant leur esprit à l’aise dans le coin d’un salon. En France, c’est là le privilége de la bonne compagnie. L’extrême sévérité s’y voile de politesse, l’inflexibilité des jugemens s’y déguise sous l’urbanité des paroles : peut-être est-ce là encore un avantage des salons sur la critique. Mais s’il pouvait arriver que le lendemain on imprimât toutes ces jolies conversations, toutes ces aimables médisances, toutes ces charmantes petites perfidies ; si le lendemain vous deviez retrouver visibles à tous dans le journal vos bons mots d’hier, vos épigrammes, vos complimens, auriez-vous encore ce soir le même esprit, le même tour, le même laisser-aller ? Votre salon ne serait-il pas devenu un théâtre, votre sopha une tribune ? Il n’y aurait plus de monde possible. Le monde sans doute lit les journaux, il en rit même quelquefois ; cependant il n’en fait pas, il n’en peut faire qu’à la condition de ne plus être. La société touchant de près à la famille, les relations veulent forcément le demi-jour, les cercles ne peuvent se constituer et vivre que par la réserve ; la vie mondaine a ses mystères comme la vie privée. Aussi, quoi qu’on fasse, jamais les salons ne pourront accepter la publicité immédiate. Ayez de l’esprit et peignez-les à vos amis dans votre correspondance, peignez-les pour vos petits-fils dans de piquans mémoires, rien de mieux : les salons de l’avenir vous sauront gré de vos médisances à l’égard des salons du passé ; mais la première condition pour peindre les contemporains, c’est le mystère. Cela est si vrai, que, dans le dernier siècle, qui à coup sûr ne passera pas pour le siècle de la vie cachée et discrète, on n’a pas cessé un instant de comprendre cette nécessité inhérente au monde : on se taisait sur les vivans, on laissait aux seuls pamphlétaires le droit d’en médire publiquement. Pourquoi la correspondance de Grimm nous paraît-elle si piquante dans sa franchise ? pourquoi les mémoires bavards de Bachaumont allèchent-ils si bien notre curiosité ? C’est qu’ils furent un secret pour leur temps, comme ils sont une révélation pour le nôtre. Si Grimm avait destiné au public, au premier indiscret qui passe, ses lettres, écrites à la dérobée dans l’unique but de distraire je ne sais quel petit prince d’Allemagne, croyez-vous qu’il lui eût été possible de jeter de la sorte à pleines mains, de droite et de gauche, tout ce qu’il avait en lui d’impitoyable bon sens, d’humeur hargneuse, de verte colère, ou même de facile enthousiasme ? Si Bachaumont, à son tour, avait pu prévoir que, dès le lendemain