Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/250

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
244
REVUE DES DEUX MONDES.

étaient là, s’oubliant en projets enchantés, allant tour à tour et sans se lasser des jours écoulés aux jours à venir, s’emparant de la vie et la disposant à leur gré, quand tout à coup la porte du parc s’ouvrit pour donner passage à deux hommes de la campagne qui portaient à bras un lit de feuillage sur lequel gisait un corps inanimé. En apercevant à travers les branches le funèbre convoi qui s’avançait lentement, Mme de Mondeberre et sa fille se levèrent, et, s’en étant approchées, elles reconnurent M. de Peveney, qu’on rapportait mortellement blessé. À cause de la proximité, Gaston avait jugé convenable de faire transporter Fernand au château, tandis qu’il allait, lui, au galop de son cheval, chercher à la ville voisine des secours, hélas ! inutiles.

Quand on l’eut déposé sur le gazon, Alice et Mme de Mondeberre virent sa poitrine trouée et sanglante. Elles s’étaient agenouillées chacune d’un côté du brancard : l’une, froide et immobile comme ces statues de marbre qui veillent au pied des tombeaux ; l’autre, laissant son cœur éclater en sanglots.

— Mon fils ! mon enfant ! disait Mme de Mondeberre en le baignant de pleurs.

Alice ne pleurait pas. Elle pencha son visage sur le front de son pâle fiancé.

— Ami de mon cœur, entends-moi ! lui dit-elle. Je t’aime, je t’ai toujours aimé. Je n’étais qu’une enfant que je t’aimais déjà. Tu vas emporter ma vie tout entière. Mon amant ! mon époux ! jeune et cher compagnon de mes belles années ! je te dis adieu, doux espoir ! Je ne sais si je te survivrai ; mais si je te survis, mon Fernand, ce sera pour porter ton deuil et pour chérir éternellement ta mémoire.

— Hélas ! murmura Fernand, vous me faites mourir deux fois. Il ne put en dire davantage.

Il tourna tour à tour vers chacune de ces deux femmes un regard mourant que l’amour animait encore ; puis, au bout de quelques instans, une main dans la main d’Alice, l’autre dans celle de sa mère, il expira.

— Ah ! ma fille ! ma fille infortunée ! s’écria Mme de Mondeberre en se jetant sur Alice.

— Veuve comme toi, je vivrai comme toi, ma mère. Et la noble enfant appliqua ses lèvres sur la main glacée de l’amant qu’à la face du ciel elle venait d’épouser dans son cœur.


Jules Sandeau