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Strand. Peu à peu, il vous fait partager l’espèce de prostration morale qui s’empare de lui au sein de cette capitale vide et inoccupée, devant ces maisons magnifiques et désertes, sur ces trottoirs où quelques mendians semblaient se demander l’aumône les uns aux autres en attendant qu’un gentleman vînt à passer. Que faire en une cité pareille ? De tous les personnages auxquels Titmarsh était recommandé, pas un n’avait jugé à propos de rester à Dublin pendant l’été. Le voyageur rentra donc triste et abattu dans sa petite chambre (Shelburne Hotel), et, las de regarder par la fenêtre, il regarda la fenêtre elle-même.

Ici nous voudrions pouvoir vous donner le portrait de cette fenêtre, tel que Titmarsh l’a croqué. Elle a, comme toutes les croisées d’outre-Manche, cette forme surannée qui donna l’idée de la guillotine, et que la déplorable aventure de Tristram Shandy a pour jamais immortalisée. Le montant mobile est à demi soulevé ; mais, pour venir en aide à la coulisse élargie qui le laisserait retomber, la house-maid a imaginé de lui donner un support, et ce support, c’est le balai de la cheminée. Ne vous étonnez pas de la surprise de Titmarsh en face de cet ingénieux mécanisme. Un Anglais ne comprend pas l’à peu près, et ne sait pas ce que c’est que le provisoire ; l’Irlandais, en cela proche parent du Français, se contente à meilleur marché, fait expédient de tout, et, doué du plus heureux abandon, substituera fort bien un balai à un appui de fenêtre. Lequel a tort ? lequel a raison ? C’est un point que, suivant son caractère, chaque lecteur pourra décider. Quant à nous, il nous semble que la caricature en question, comme la plupart des plaisanteries, se retournerait aisément contre celui qui l’a faite.

Pendant que Titmarsh dessinait, un énorme cabriolet tournait le coin de la place, s’arrêtait devant Shelburne-Hotel, et apportait au voyageur ce qu’il pouvait désirer de mieux en ce moment de solitude misanthropique : une invitation à dîner. La première invitation décide ordinairement le sort du voyage ; en Irlande surtout, où elle en engendre une foule d’autres. À peine mis en rapport avec les naturels du pays, Titmarsh n’eut plus que l’embarras du choix entre une course de chevaux, une promenade en calèche dans le comté de Kerry, et un séjour à la campagne, où on lui promettait les plus belles pêches de saumon. Le résultat final de toutes ces propositions fut un voyage à Cork, déterminé par l’agréable perspective d’une fête agricole.

À Rathcole comme à Naas, à Naas comme à Kilcullen, malgré quelques soins donnés à la décence extérieure, le touriste commence à pressentir la misère du pays. Le commerce ne se révèle nulle part. Les rues sont désertes. À Kilcullen, cependant, il y a foule aux portes d’une boucherie ; deux ou trois cents personnes, des femmes pour la plupart, en assiégent les portes. C’est une distribution de viande que les propriétaires des environs y font faire une fois la semaine. Plus loin, de pauvres femmes arrachent dans les haies quelques herbes sauvages, quelques orties, destinées à les nourrir faute de pain ou de pommes de terre…, faute de travail aussi. — Ce que voyant, Titmarsh s’étonne de leur air de santé, Parmi tous ces morts de