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pas si près, il avait entendu prononcer le nom de sa femme et le tien. « Le monde est infâme, ajouta-t-il ; rien n’est sacré pour lui. Il s’attaque aux plus nobles ames, il outrage les liens les plus purs. » Juge de ma consternation. Confident des amours de la femme, devais-je assister le mari dans une semblable lutte ? L’honneur me criait que non ; mais comment éluder la tâche que j’avais acceptée ? « À ce soir donc ! dit le comte en se retirant. — À ce soir ! répétai-je sans oser lui toucher la main. » Je retrouvai Arabelle plus morte que vive, l’œil hagard, la bouche livide. Elle avait tout écouté, tout entendu. Elle demeura long-temps muette, à me regarder d’un air égaré. « Je suis perdue ! » me dit-elle enfin. — Je tâchai de la rassurer, mais à tout ce que je pus dire, elle ne répondit que ces mots : « Je suis perdue ! je suis perdue ! » Quand je la vis près de se retirer : « Qu’allez-vous faire ? lui demandai-je avec anxiété. — Je n’ai plus que deux refuges, dit-elle : si l’un m’échappe, l’autre, plus sûr, ne me manquera pas. » Je l’obligeai à se rasseoir ; je m’épuisai à lui prouver qu’il fallait attendre, que rien n’était désespéré, qu’elle allait tout compromettre en tout précipitant. Tout ce que je pus obtenir d’elle fut qu’elle ne déciderait rien sans m’avoir consulté. Elle partit. Je restai plus d’une heure à la même place, sondant avec effroi l’abîme entr’ouvert sous tes pieds. Le temps fuyait. Je t’écrivis à la hâte quelques lignes seulement, pour te crier gare ! À sept heures, on vint m’avertir que la voiture du comte m’attendait à la porte. Durant le trajet, M. de Rouèvres s’entretint avec moi comme s’il se fût agi d’un rendez-vous de chasse. Arrivé sur le terrain, les conditions du combat une fois réglées, il prit une épée et se mit en garde. Ce fut l’affaire d’un instant. Je vis sa lame voltiger, s’allonger, glisser comme un éclair, puis se relever et rester immobile, tandis que notre adversaire tombait raide sur le gazon. Ce n’est pas tout : il en restait un autre, un joli jeune homme, mince comme un roseau, blanc et rose comme une fille de quinze ans, cigare au bout des lèvres, œillet rouge à la boutonnière. Les témoins ayant décidé, pour égaliser les chances, que cette seconde affaire se viderait au pistolet, tous deux se placèrent à quarante pas de distance et marchèrent armés l’un sur l’autre Au bout de dix pas, le jeune homme fit feu ; M. de Rouèvres ne broncha pas. Ce beau fils est un jeune brave : il s’effaca, croisa tranquillement ses bras sur sa poitrine, et continua de fumer, tandis que M. de Rouèvres s’avançait, pistolet au poing. À quinze pas, le comte l’ajusta et lui enleva le cigare qu’il tenait à la bouche. « Pardieu !