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Les deux dernières lettres de Karl Stein surprirent brusquement M. de Peveney au milieu de ses rêves de félicité rustique. L’une fut l’éclair, l’autre le coup de foudre. Fernand vit son passé se dresser comme un mur prêt à lui barrer l’avenir. Après avoir écrit à Mme de Rouèvres et porté lui-même sa lettre à la poste, conformément aux ordres qu’il avait reçus, M. de Peveney compta les heures avec une anxiété qu’on peut imaginer sans peine. Il connaissait le sang-froid de son ami aussi bien que l’exaltation de sa maîtresse ; il avait compris, au premier cri d’alarme, que le danger était imminent. Le lendemain, levé avant l’aube, il attendit l’arrivée du facteur dans d’inexprimables angoisses. En lisant le récit que lui faisait Karl Stein, ses perplexités redoublèrent. Il pressentit dans sa destinée quelque chose d’irréparable. Cependant les dernières lignes le rassurèrent, et, en calculant que la lettre qu’il avait écrite la veille arriverait le lendemain à son adresse, il se remit de son épouvante.

Il alla, le soir, à Mondeberre ; il y porta les préoccupations qui l’agitaient encore malgré lui. Il y fut distrait, sombre, taciturne. Mme de Mondeberre en fit la remarque tout haut. Alice se mit au piano et chanta les airs qu’il aimait, tandis que sa mère l’interrogeait avec une discrète sollicitude ; mais plus ces deux femmes s’empressaient autour de lui, plus il sentait augmenter sa tristesse. Il s’en revint en proie à une dévorante inquiétude, oppressé, mal à l’aise, comme si l’air avait été chargé de tempêtes. L’air était frais et le ciel pur : il n’y avait d’orageux que son cœur. En approchant de sa maison, il aperçut dans l’ombre une voiture attelée devant sa porte. Ses jambes se dérobèrent sous lui, et son front se mouilla d’une sueur froide. Il eut la pensée de s’enfuir. Il s’enfuit en effet et ne rentra que bien avant dans la nuit ; mais il ne put s’empêcher de sourire de ses terreurs et de gourmander sa faiblesse, en apprenant que la voiture qui l’avait si fort effrayé était celle de Gaston de B…, qui, se trouvant dans le voisinage, était venu pour lui serrer la main.

Le jour qui suivit fut le jour de la délivrance. Le facteur ayant passé sans s’arrêter, Fernand augura bien du silence de son ami et du silence d’Arabelle. En même temps, il se dit qu’à cette heure sa lettre de rupture était nécessairement entre les mains de Mme de Rouèvres. Libre ! il était libre ! Étrange liberté, qui lui apparaissait sous les traits d’une jeune reine, et qu’il saluait chargé de nouveaux liens : image de cette autre liberté que nous ne nous lassons pas de poursuivre, et que nous croyons avoir saisie quand nous avons changé d’esclavage !