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DE L’ÉTAT DE LA POÉSIE EN ALLEMAGNE.

de l’imagination ? Dans ce travail impossible, chaque chose perd bientôt son caractère propre ; ce qui était naturel devient pénible et laborieux ; je ne sais quoi de dur et de contraint se substitue au gracieux laisser-aller de la pensée ; la légère et inoffensive moquerie se change en aigreur, et l’esprit en paradoxe. Est-il nécessaire de signaler ce danger à l’ingénieux auteur des Reisebilder ?

M. Heine avait beaucoup de finesse sans doute ; mais, quand je lis ses écrits les plus récens, il me semble toujours qu’il s’était dit, en arrivant en France : « J’aurai plus d’esprit qu’ils n’en ont tous. Je vais les éblouir, les étourdir. Ma plume sera plus acérée que celle de Voltaire, et Duclos aurait envié ma verve et mes saillies. » M. Heine le sait mieux que personne, l’esprit n’est pas quelque chose de si ambitieux, de si prémédité ; il y faut plus de simplicité et de grace ; l’esprit sans la grace, est-ce bien de l’esprit ? Quand M. Heine vint ici, il ne trouva pas immédiatement ce qu’il espérait ; ce bon sens, cette promptitude de l’intelligence, cette délicatesse de la pensée, toutes ces choses qui sont ce qui s’appelle l’esprit ne lui suffisaient pas. Il ne retrouvait pas là l’idéal qu’il s’était formé, et le peuple français lui parut volontiers, faut-il le dire ? ennuyeux et inepte. Il écrivait dans un livre sur la France : « Les Français, aujourd’hui, s’occupent de philosophie, d’histoire, de choses sérieuses ; vraiment, nous valons mieux. » Je crois que M. Heine s’est trahi dans ce mot-là, je crois que je le surprends en flagrant délit. Ne reconnaissez-vous pas le caractère véritable de l’Allemand, malgré tant de prétentions contraires, malgré tant d’efforts pour dissimuler ce qu’on est ? N’est-ce pas bien l’écrivain d’Allemagne, qui ne comprend pas que l’on montre maintes qualités fines, promptes, vives, dans les études sérieuses, et que l’aisance, la facilité, le mouvement de la pensée, c’est-à-dire l’esprit, brillent dans les travaux les plus sévères ? Pour avoir de l’esprit, faut-il laisser là l’étude commencée et se couvrir d’un masque ? Est-ce chose qui se prenne et se dépose à volonté ? M. Heine me pardonnera de lui soumettre ces réflexions, car il les comprendra sans peine : je ne veux pas dire que chez lui l’esprit, l’ironie, soient un rôle, un effort, un parti pris, mais il y a eu peut-être, surtout dans ce qu’on a appelé son école, quelque chose de cela ; et si j’insiste sur ce défaut essentiel, c’est que cette sorte d’imitation a introduit en Allemagne bien des désordres que M. Heine déplore et condamne certainement.

Il y a deux hommes chez M. Henri Heine, il y a le poète du Livre des chants et des Reisebilder, plein de sincérité dans ses railleries, et