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prêtes à s’enchâsser dans ses livres. Bien des pages du poète du Divan, ne sont que des pages de Bettina ainsi arrangées, rimées, ajustées. « Écris-moi bientôt, lui répète-t-il sans cesse, afin que j’aie bientôt de la copie à traduire. » Goethe ici se trahit ; on cherche l’homme, on se heurte à l’écrivain. Comment, en effet, se dissimuler que ce qui excite surtout sa curiosité, à l’endroit des lettres de Mlle de Brentano, c’est l’espoir d’utiliser certains passages. Le poète, au reste, ne s’en cache guère. « Quoique je ne croie point, écrit-il à Bettina, que tout ce qui est en toi à l’état d’énigme et d’incompris parvienne jamais à s’éclaircir entièrement, nous pourrons toujours en obtenir quelques résultats très réjouissans. » J’en suis fâché pour le sublime artiste, mais c’est là du Bentham tout pur.

Heureusement, la renommée de Goethe est si grande, que tout ce qui le touche est désormais consacré. La correspondance de Mme d’Arnim n’aurait pas une valeur propre, qu’elle serait encore le commentaire obligé des rimes les plus touchantes du poète, car les lettres de Bettina se trouvent être précisément ce qu’est la prose dans la Vita Nuova de Dante, c’est-à-dire un développement, une glose interprétative des vers. Ce serait déjà quelque chose. Toutefois, cette correspondance a par elle-même un intérêt qu’il serait injuste de méconnaître. Quant aux défauts très apparens et très nombreux qui la déparent, ils n’échappaient point à Goethe lui-même ; ce n’est pas pour rien que le maître reprochait à sa poétique élève d’enfiler ses pensées dans un fil lâche ; ce n’est pas pour rien que, touchant quelque chose de son style exagéré, il lui parlait de ces torches, de ces pots de feu, de ces lueurs subites qui l’aveuglaient, mais dont il espérait cependant un grand effet comme illumination d’ensemble. À chaque instant, on est tenté de répéter à Mme d’Arnim ce que M. Tissot disait un jour à Delille après la lecture de je ne sais quel morceau trop brillant : « Si vous voulez que j’y voie, il faut éteindre quelques lumières. » Oui, Mme la conseillère devinait juste quand elle écrivait à Bettina : « Mon enfant, tu as une imagination de fusée. » On sort ébloui de ce mirage poétique comme d’une sorte de brouillard lumineux où le regard se perd dans le vague. Il y a là aussi quelque chose de ces rêves maladifs que donne l’opium, et trop souvent les idées vacillantes se dérobent à qui tente de les cueillir. Je n’oublie pas que la fée de la jeunesse conduisait Mlle de Brentano dans les sentiers de la poésie, et que personne peut-être n’a retracé mieux qu’elle, dans un plus éclatant langage, et la vie splendide du cœur, et les harmoniques agitations de la nature. Sa muse, tenant à la main une tresse aux mille couleurs, traverse au hasard les plaines, gravit sans fatigue les collines pour poursuivre les libellules aux yeux de cristal, les insectes a l’écaille dorée ; mais, comme à la suite de l’oiseau bleu des Mille et une Nuits, on se fatigue à l’accompagner dans ces courses interminables, sans jamais arriver, sans pouvoir jamais rien atteindre.

Bettina disait un jour à Goethe, dans une lettre : « La nuit, j’ai peur. Je pense quelquefois à me marier, afin d’avoir quelqu’un qui me protége contre le monde désordonné de revenans qui m’apparaît. Wolfgang, ne va pas te