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REVUE LITTÉRAIRE.

qui traverse les camps en habits d’homme ; la voiture s’égare-t-elle en voyage ? elle grimpe résolument sur un sapin pour découvrir la route, elle détèle les chevaux ; elle prend place sur le siége ; ses rêves l’empêchent-ils la nuit de dormir ? elle revêt son peignoir, court dans la campagne, monte toute seule au Rochusberg, ou va au sommet d’une tour se coucher sur un vieux mur que de jour elle n’eût pas osé gravir. Par malheur, un peu de tout cela, un peu de ce désordre se retrouve dans le style du livre. Il servirait peu d’être sévère. Mme d’Arnim s’exécute de bonne foi quand elle parle sans façon de son peu de bon sens ; à un autre endroit, elle dit même tout naïvement : « Je passe pour être fort peu sensée. » Nous doutons que le recueil des lettres à Goethe améliore sa réputation sur ce point : en revanche, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle trouvera non pas seulement de l’indulgence, mais souvent de l’admiration, chez tous ceux qui ont encore quelque penchant pour la grande poésie, pour les accens de la beauté idéale. Seulement, on est trop fréquemment tenté de redire à Mme d’Arnim le joli mot que lui glissait Goethe : « Tiens-toi bien au balancier, et ne t’élève pas trop dans le bleu. » Le balancier, en effet, échappe un peu trop souvent aux mains de Bettina, qui trop souvent aussi s’élance, par-delà le bleu du ciel, jusqu’au plus profond des nuées.

Vis-à-vis de Mlle de Brentano, Goethe, on s’en doute bien, reste fidèle à ses habitudes et n’abandonne pas un instant son rôle de dieu : depuis le premier jour jusqu’au dernier, il se laisse adorer avec un calme parfait, avec une sérénité profonde. C’est, je crois, cet égoïste La Rochefoucauld qui a dit : « On est plus heureux par la passion qu’on a que par celle qu’on inspire. » Le cœur, ici, a parlé malgré l’auteur des Maximes. Aussi Goethe raffine-t-il sur La Rochefoucauld : il demeure impassible, et ce lui est seulement une agréable distraction de contempler, comme un spectacle, la marche du sentiment dont il est l’objet. Le tronc le plus noueux reverdit à se sentir de la sorte enlacé de jeunes rameaux qui dissimulent l’injure des ans : Montaigne disait que l’amour est bon à dilayer des prinses de la vieillesse. Le poète, cependant, ne se met pas en grands frais pour répondre aux prévenances de Mlle de Brentano ; mais celle-ci est si riche qu’elle ne compte pas, et que, sans y regarder, elle prodigue les couleurs brillantes de sa palette où bien souvent Goethe n’a pas dédaigné de tremper son pinceau. Le moindre mot, quelques lignes d’amitié et d’encouragement, suffisent à entretenir chez Bettina le feu sacré. Quelquefois pourtant Wolfgang est si indolent, si dédaigneux, qu’il dicte à peine un court billet à son secrétaire. Alors la belle se fâche tout de bon, et déclare qu’elle ne veut plus entendre parler de ce style de perruquier, de ces vieilles ritournelles, de ces roueries de moine. Dans son humeur, les plus grosses vérités lui échappent, et elle dit à son ami : « Tu es un homme dur. » Aussitôt une caresse vient qui l’apaise, et Goethe, de cette façon, continue à pouvoir rafraîchir ses lèvres à cette source de jeune et fraîche poésie qu’il trouvait fort à son gré, et où il puisait sans cesse des sonnets, des élégies, mille idées gracieuses, mille images charmantes toutes