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en saisissant habilement les milliers de nuances. Ce qui arrive le plus souvent en pareil cas, c’est ce qui est arrivé à l’auteur d’Ève ; avec les deux élémens il a créé deux actions qui s’embarrassent, se nuisent, et témoignant, chacune séparément, en faveur du talent de l’écrivain, se réunissent pour accuser chez M. Gozlan l’inexpérience de l’auteur dramatique.

C’était cependant une heureuse idée de mettre en opposition la famille des quakers et la noblesse française du XVIIIe siècle ; les uns, austères jusqu’au sublime ou au ridicule ; les autres, insoucians et désordonnés jusqu’à la folie. C’est en Amérique, au moment de la grande insurrection contre l’Angleterre, à Philadelphie et à Québec, que M. Gozlan a placé l’action de son drame. Le premier acte est très bien posé, et fait parfaitement connaître le quaker Daniel, Ève, sa fille, et le vicomte de Rosamberg. Le quaker n’est autre que le brave général Clinton, qui cache sa gloire sous le costume du trembleur ; c’est un homme simple, pur, énergique. Ève est une jeune fille, née entre une bible et un rouet. Elle est naïve et inspirée ; encore enfant, elle est déjà une héroïne. Elle a combattu plus d’une fois dans les rangs des insurgés : c’est la Jeanne d’Arc de la liberté américaine. Au retour de ses campagnes, elle reprend, sous le toit paternel, sa vie simple et laborieuse de quakeresse. Le vicomte de Rosamberg, qui arrive de France, et qui, après avoir fait naufrage au port, vient demander gaiement l’hospitalité à Daniel, est le plus écervelé des jeunes seigneurs à la mode. Il a quitté Versailles et Paris, la cour du roi et la cour des philosophes, ses maîtresses, qui le ruinaient, le boston, qui faisait fureur, les cabriolets, qu’on venait d’importer de Londres à Paris, et les premières courses avec chevaux et jockeys anglais dans la plaine des Sablons. Que vient-il donc faire en Amérique ? Il ne vient pas pour se battre au nom de la liberté, comme le marquis de Lafayette, le prince de Broglie ou le comte de Rochambeau ; il vient pour enlever au marquis Acton de Kermare sa dernière maîtresse et se mesurer avec lui. La réputation du marquis Acton a franchi les mers, et a retenti à Versailles ; c’est le plus débauché, le plus prodigue et le plus brave des gentilshommes ; il éblouit Québec par son luxe et le scandalise par ses débauches ; on peut faire deux mille lieues pour se battre avec un tel adversaire. Tout ce début est neuf ; on écoute, on se laisse aller au charme du dialogue, sans comprendre encore où l’auteur veut en venir, lorsqu’on amène à Daniel un pauvre quaker mutilé à qui le marquis de Kermare a fait crever les yeux, en lui remettant un écrit où il jure qu’il exercera les mêmes cruautés sur tous les quakers qui tomberont entre ses mains. Cet édit féroce à la façon d’Hérode soulève dans le cœur de la fille de Daniel un immense désir de vengeance ; l’inspiration qui sommeillait s’est réveillée : Ève sauvera ses frères. Par quel moyen ? elle ouvre la bible pour demander conseil à Dieu, et ses yeux tombent sur l’histoire de Judith. Elle reprend alors ses habits de voyage et part pour Québec.

Avant d’aller plus loin, je veux adresser une observation à M. Gozlan à propos du marquis de Kermare, dont il fait un personnage à double figure.