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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/671

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REVUE. — CHRONIQUE.

laissez votre talent marcher dans sa liberté. Les entraves ne sont salutaires qu’à des esprits vigoureux et peu disciplinés qui, livrés à eux-mêmes, se perdent si souvent en prenant l’exagération pour la vraie force ; et nous disons qu’un excellent moyen de ramener ces imaginations qui, dans les livres, courent l’aventure, c’est de les enfermer dans les cinq actes d’un drame ou d’une comédie, et de les traduire devant le spectateur. Le romancier nargue le lecteur intraitable et compte sur le lecteur facile ; l’écrivain dramatique ne fait pas si bon marché du spectateur : il se surveille, pour paraître devant lui, avec une attention scrupuleuse, comme un soldat le jour de la revue. Cette surveillance exercée sur soi-même, quand on n’avait pas l’habitude d’y regarder de si près, est déjà un progrès notable : la crainte du spectateur est le commencement de la sagesse.

Ce n’est pas que le spectateur soit toujours intelligent, il s’en faut ; il ne comprend guère d’emblée que ce qu’il sait déjà, et ne se hasarde à applaudir que ce qu’il a applaudi. Ce n’est pas qu’il soit toujours équitable : il y a vraiment péril, devant ce critique, pour les beautés, fussent-elles de premier ordre, qui viennent après une faute, après un écart contre lequel il a murmuré. Un noble mouvement de l’ame, un mot piquant, sont toujours compromis, s’ils ne sont pas en bon voisinage. Un auditoire ne prend plus la peine d’écouter, dès qu’il a été choqué une ou deux fois, et il devient souverainement injuste parce qu’il manque de patience. N’importe ; je maintiens que la crainte de ce juge éminemment faillible, jointe aux nombreuses exigences de la composition dramatique, doit être très utile à ces imaginations qui n’ont pas en elles-mêmes de régulateur, et doit augmenter leurs forces en les contenant.

L’auteur d’Ève avait à lutter contre la plus grande difficulté qu’il y ait peut-être au théâtre : celle de réunir dans une même action les deux grands élémens de la vie humaine, — la comédie et le drame. Quoique rien ne soit plus profondément dans la nature que l’union de ces deux élémens, il est cependant presque impossible de faire passer brusquement un public du rire à l’attendrissement. Sans un art très habile, on court le risque, en mélangeant le rire et les larmes, de composer un drame sans émotion et une comédie sans gaieté. C’est qu’il ne faut pas oublier qu’il existe au théâtre une vérité de convention : tel spectateur qui, dans une grande affliction, n’aura pu s’empêcher de rire d’une naïveté de son interlocuteur, ou, moins que cela, de sa perruque de travers, n’acceptera pas une telle vérité à la scène, et criera à l’invraisemblance. Il aura tort de crier à l’invraisemblance, il aurait raison de crier à l’absence de l’art ; car, d’après les éternelles règles du théâtre, les transitions d’un sentiment à son contraire, souvent si brusques dans la réalité, doivent s’opérer à la scène avec toute sorte de ménagemens : ne faut-il pas que le théâtre soit la reproduction de la vie, très exacte et pourtant en mieux ? De là la grande difficulté de composer une même œuvre avec deux ordres d’idées et de sentimens, et de sauver toutes les transitions