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se venger de sa rivale et ne préparait déjà le poison. Qu’on se rassure ; le poison ne sera pas plus servi que le poignard ne s’est levé. Le caractère de l’esclave Caprice est d’ailleurs bien dessiné, et on comprend que cette esclave nourrisse pour le marquis un de ces amours exclusifs, jaloux, cruels, qui sont de l’amour et qui ressemblent si fort à de la haine.

Le troisième et le quatrième actes sont trop surchargés d’évènemens. Au milieu de péripéties si diverses, l’intérêt hésite et reste quelquefois en suspens. Il y a pourtant de belles scènes. Dialogue animé, situations originales, effets puissans, ces deux actes ont tout cela, comme aussi leurs défauts. Pourquoi Caprice, au moment de présenter à Ève la coupe empoisonnée, se ravise-t-elle, comme par une inspiration soudaine, et songe-t-elle à une autre vengeance ? Pour cette esclave, la meilleure vengeance est la plus prompte, et il n’est pas dans son caractère de déshonorer sa rivale plutôt que de la tuer. C’est un raffinement de cruauté qu’elle ne doit pas comprendre. Ceci d’ailleurs est peu de chose ; ce qui est plus grave, c’est la conversion subite du marquis de Kermare. Je ne nie pas qu’au point de vue humain, une telle conversion ne soit possible ; il y en a des exemples ; mais je dis qu’au point de vue dramatique, elle l’est beaucoup moins. L’auteur a beau employer une gradation savante dans cette transformation à vue, cela ne durera jamais plus de dix minutes, et l’auditoire ne sera pas touché, parce qu’il ne sera pas suffisamment convaincu. Lorsque Pauline se convertit, elle était déjà chrétienne ; le je crois était dans son cœur long-temps avant d’éclater sur ses lèvres. En général, le spectateur est rebelle aux sentimens qui naissent tout d’un coup sous ses yeux ; il aime à voir les sentimens grandir et se développer, il n’aime pas à les voir naître ; il n’y a plus assez d’illusion. M. Gozlan, qui ne connaît guère ses personnages que du moment qu’il les met en scène, n’est-il pas dans la nécessité de les faire vivre et penser trop rapidement, et de développer leurs passions, pour ainsi dire, à la minute. L’ame et le cœur, dans ce drame, exécutent des évolutions trop promptes : on dirait une improvisation de la vie. Au moins ces personnages, puisqu’ils vivent si complètement sous les yeux du spectateur, ne devraient manquer ni de logique ni d’unité. En est-il toujours ainsi ? Nous avons vu que l’esclave Caprice, préférant à une vengeance sûre une vengeance lointaine et douteuse, n’était pas conséquente avec elle-même. Ève, la Jeanne d’Arc et la Judith du premier acte, quand elle écrit au quatrième son billet au vicomte de Rosamberg, est-elle encore dans son caractère, et ne devient-elle pas une pensionnaire amoureuse ? Et que dire à l’auteur d’Ève de ce procédé qu’il semble employer systématiquement, et qui consiste à faire marcher chaque acte de son drame à l’aide d’un grand projet, d’une grande menace qu’on prend au sérieux et qui ne se réalise jamais ? Mais en relevant ces fautes dans la marche de la pièce, nous voudrions pouvoir faire ressortir aussi bien les nombreuses et remarquables qualités qui consistent surtout dans les détails.

Arrivons au cinquième acte. Il est bien qu’Acton de Kermare, converti,