Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/724

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
718
REVUE DES DEUX MONDES.

pour luy M. Lemazurier ; et de plus la grande éloquence du dict Lucilio pipoit tout le monde, et ne lui feust rien fait de ce qu’à un autre auroit valu le fagot. Encouragé par l’estime qu’on avoit à Tholose de la littérature, qui en cette cité a toujours été recommandation puissante, Lucilio, homme timide et circonspect, commença à répandre à bas bruit sa doctrine athéiste parmi les escoliers, gens de lettres et sçavans, mais d’abord comme objections des impies auxquelles vouloit respondre, mais de ces responses il n’en apparoissoit jamais, ou estoient si foibles, que les clairvoyans jugeoient sainement qu’il vouloit seulement enseigner sans danger sa damnable et réprouvée opinion. Au reste, je ne crois pas que jamais se soit veu un homme sachant mieux les poètes latins ; il en citoit des vers à tout propos et toujours à propos. Il a été prouvé dans la suyte que, en la rue qui conduit aux escholes de notre université, il preschoit chaque semaine deux fois, disant à ses auditeurs que la crainte d’un dieu estoit, ainsi que son amour, pure fantaisie et ignorance du peuple, que falloit fouler aux pieds toute crainte ou espoir d’une vye future, et que le sage devoit tendre à son contentement par toutes voyes qui ne pouvoient le faire regarder comme ennemy public de la religion et du prince, mais qu’il la devoit aussy ébranler, et s’il le pouvoit sans danger de sa personne, du tout ruyner ; comme aussy renverser le trône du potentat, mais sans jamais s’exposer à la rigueur des lois et tribunaux. Ayant esté escouté par nombre de libertins, escholiers et autres, il commença à dévoiler toutes ses pensées, et disoit à ceux qu’il croyoit les plus affidés, et singulièrement à ***, de la province d’Auvergne, et à ***, noble tourangeau, qu’il avoit mué son nom de Lucilio en ceux de Jules-César, parce qu’il vouloit conquester à la vérité philosophique toute la France, comme ce grand empereur avoit conquesté toute la Gaule au peuple romain, et adjoutoit aussy qu’il en avoit reçu mission expresse au sanhédrin, où luy et les douze s’étoient desparti l’Europe. Au reste, chez M. Lemazurier et avec les personnes dont ne pouvoit raisonnablement espérer d’esbranler la foy, ne tenoit que propos orthodoxes, et mesme affectoit une grande indignation contre les hérésies, à ce point mesme que les ministres de la P. R. réformée de Castres et de Montauban l’avoient en grande haine et soupçon. Mais furent enfin découvertes ses ruses et menées diaboliques. On s’en méfioit, mais personne n’osoit s’en expliquer, par la crainte du président ; voire même que le dict Lucilio estoit si atrempé à toutes les tromperies, qu’on le voyoit chaque jour ès églises des couvens, dans l’attitude la plus dévote, confessant et faisant œuvre de vray chrétien. Mais enfin la vérité fut cognue, et le dict arresté, dont bien des gens furent estonnés, mais le plus grand nombre, non. Car toutes ces impiétés, blasphêmes et crimes que l’on savoit en gros, furent lors dévoilés. Cependant ne se démentit point en son hypocrisie, et parut dans la prison toujours dévotieux, sy que le geôlier disoit qu’on luy avoit donné en garde un sainct. Et ne tenoit point cette conduite sans desseing. Car plusieurs, sinon ses amis, au moins grands admirateurs de sa doctrine et science, le vouloient sauver en le renvoyant devant l’inquisition de la foy qui, à la manière accou-