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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/762

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REVUE DES DEUX MONDES.

Un de nos jeunes et curieux amis a fait, il y a bien des années déjà, une étude de Naudé en cette Revue[1] ; il s’est appliqué à toute sa vie, s’est étendu sur ses divers ouvrages, et a pris plaisir autour de l’érudit. C’est au moraliste, au penseur, que je vise plutôt ici ; c’est l’esprit de la personne, et le procédé de cet esprit que je vais m’efforcer de dégager, de faire saillir de dessous la croûte d’érudition assez épaisse qui le recouvre. Tout est dans Bayle, a-t-on dit, mais il faut l’en tirer pour l’y voir. Combien ce mot est-il plus vrai de Naudé encore, lequel n’a ni point de vue apparent ni relief saisissable, et qui étouffe son idée comme à dessein sous une masse de citations et de digressions ! Il s’agit, dans ce bloc confus et presque informe, de retrouver et de tailler le buste de l’homme. Au bout d’une des salles de la Mazarine un buste de lui existe en marbre et fait pendant à celui de Racine ; j’ai souvent admiré le contraste, et je ne sais si c’est ce que l’ordonnateur a voulu marquer : ce sont bien certainement les deux esprits qui se ressemblent le moins, les deux écrivains qui se produisent le plus contrairement ; l’un encore tout farci de gaulois, cousu de grec et de latin, et d’une diction véritablement polyglotte, l’autre le plus élégant et le plus poli ; celui-ci le plus noble de visage et si beau, celui-là si fin. Il y a de quoi passer entre les deux. Mais le point où je voudrais relever et voir placer le buste de Naudé, c’est à son vrai lieu, entre Charron, ou mieux entre Montaigne et Bayle : il fait le nœud de l’un à l’autre, un très gros nœud assez dur à délier, mais qui en vaut la peine. Ôtez encore une fois l’enveloppe et l’écorce, je résume le sens et j’appelle mon auteur par son vrai nom : un sceptique moraliste sous masque d’érudit.

Gabriel Naudé est qualifié Parisien en tête de ses livres, selon la vieille mode, Parisien comme Charron, comme Villon. Il naquit en février 1600, sur la paroisse Saint-Méry, de parens bourgeois, qui, voyant ses heureuses dispositions, le mirent de bonne heure aux études. On cite d’ordinaire ses deux maîtres de philosophie, célèbres pour le temps, Frey et Padet ; mais il serait plus essentiel de rappeler ce que Guy Patin, son ami de jeunesse, nous apprend. Celui-ci, ayant à s’expliquer sur les sentimens religieux de Naudé, écrivait à Spon[2] : « Tant que je l’ai pu connoître, il m’a semblé fort indifférent dans le choix de la religion et avoir appris cela à Rome, tandis qu’il y a

  1. 15 août 1836, article de M. Labitte.
  2. Nouveau Recueil de Lettres choisies de Guy Patin, t. V, p. 233.