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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/964

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REVUE DES DEUX MONDES.

patrie a ses plus beaux chants et ses plus saintes pensées ; elle est pour lui un nom magique, plus doux même que celui de l’amour.

Entre les Mongols et les Turcs, les Russes et les Polonais, s’étendent de vagues espaces, immense steppe, grand chemin d’Asie en Europe, route des contagions, des armées d’insectes, des invasions nomades, champ de bataille où se sont mêlés dans le sang les peuples de l’Orient et de l’Occident, pays connu sous les noms divers de petite Russie, de petite Pologne ou d’Ukraine. Cette terre, souvent dépeuplée, d’une végétation vigoureuse, couverte de hautes herbes, est, comme dit un poète, labourée par le pied des chevaux, engraissée de corps morts, arrosée d’une fine pluie de sang, qui fait germer une vaste moisson de tristesse. Les Cosaques l’habitent maintenant. D’origines confuses et diverses, ils parlent une langue intermédiaire entre le russe et le polonais, et ont servi d’abord pour les Polonais, puis pour les Russes, quelquefois même pour les Turcs. Leur littérature a subi plus d’une influence aussi. Leurs chants sont surtout des chants de guerre, d’une énergique beauté. Le poète cosaque, assis devant sa hutte de joncs, près de son cheval qui broute, égare sa vue sur la steppe verdoyante ; il évoque les ombres des anciens chefs, il rêve aux combats du désert, et ses chants héroïques sont répétés avec enthousiasme par tous les peuples slaves.

En franchissant le Danube, on trouve les Slaves répandus jusqu’aux montagnes de la Macédoine. C’est chez ces voisins de la Grèce que la civilisation pénétra d’abord : ils restèrent pourtant bien au-dessous des autres Slaves, et cela s’explique aisément. La plaine, grande route des migrations qui remontaient la vallée du Danube, était sans cesse balayée par de nouveaux arrivans. Les montagnards gardèrent seuls la pureté de leur sang dans des retraites d’une facile défense, et leurs chansons ont conservé le souvenir de leurs aventures et de leurs guerres. Dans ces contrées sauvages, la vie est pauvre et rude ; la tranquillité, continuellement menacée. Les vallées forment autant de cantons qui communiquent difficilement. La religion même devint une source de discordes, parce que ces tribus reçurent le christianisme à l’époque du schisme d’Orient. Une nationalité commune aurait peut-être fini par les unir ; mais la civilisation étrangère s’était imposée de bonne heure à ces peuples, et, sans pouvoir leur communiquer une sève vivifiante, n’avait fait que contrarier leur libre développement. À la fin du xiiie siècle toutefois, les Serbes furent sur le point d’unir tous ces petits états sous une même domination, lorsque cet empire naissant fut détruit par les Turcs dans une seule bataille. La noblesse et le clergé durent émigrer ; ils emportèrent avec eux sans retour la richesse, la science et les souvenirs traditionnels. Le pauvre peuple resta seul avec son deuil, et son esprit s’y est fixé pour jamais ; aucune pensée n’est venue l’en distraire, aucune espérance ne l’a détourné vers l’avenir ; il est demeuré inconsolable. Aujourd’hui encore, les Serbes versent des larmes en passant sur les funestes champs de Kossovo. Leur haute poésie ne fait que moduler cette longue plainte ; elle pleure les héros tombés dans une journée