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REVUE DES DEUX MONDES.

V. — CONCLUSION.

Maintenant que nous connaissons les peuples slaves, nous pouvons interroger leur avenir. Nous devons ici quitter M. Mickiewicz. Dans ses dernières leçons, il a parlé des destinées futures des Slaves ; jamais il ne s’est élevé à une plus haute éloquence ; mais on regrettait de le voir toujours davantage entraîné vers de fallacieuses espérances auxquelles il n’avait pas fait encore de si directes allusions.

Si l’on arrête ses regards sur les deux grandes nations slaves, la question d’avenir paraît d’avance résolue. Jamais la Pologne n’a semblé plus faible, ni la Russie plus puissante. La Russie fait des progrès inquiétans. Une politique qui se tient sur la défensive ou s’enferme dans les frontières d’un peuple est sans force contre elle. Le tsar a en lui-même une énergie de commandement qui l’entraîne à la conquête du monde. Il faut, pour le combattre à armes égales, une idée souveraine qui veuille aussi tout se soumettre. L’Occident la cherche depuis la révolution ; mais nous sommes encore perdus dans une incertitude immense, vivant au jour le jour, sans principe arrêté, à la merci des évènemens. La Russie a beau jeu devant ces hésitations. Quoi qu’il en soit, le despotisme ne peut plus garder la victoire. Déjà, à qui observe bien, l’autocratie offre des signes de décrépitude. Un danger obscur, méprisé, formidable pourtant, la menace. Elle n’a cessé de persécuter les instincts slaves sans réussir à les arracher du cœur du peuple. Ils persistent, chez le paysan surtout, comprimés et vivaces. Il semble qu’on ne soit plus dans l’empire d’Ivan et de Pierre quand on visite les campagnes de la Russie. Au lieu d’une société disciplinée militairement, on rencontre un peuple bon, paisible, hospitalier, passionné de danse et de musique, qui n’est pas fait pour vivre de terreur. On voit assis aux portes des cabanes de majestueux vieillards à barbe blanche que l’on prendrait pour les patriarches de la sloboda ; ils en ont gardé les secrets agricoles, les traditions, les contes, et, par eux, l’esprit de ces temps anciens s’est transmis jusqu’à nos jours, de génération en génération. Les villages rappellent ceux des colons slaves ; ce sont les mêmes mœurs ; le caractère primitif est cependant altéré par l’influence de l’autocratie. Le paysan russe est dissimulé en même temps qu’affable, et malgré sa douceur native, il a des accès de cruauté ; puis le bonheur a disparu. Ses chants vifs et mélancoliques trahissent un cœur fait pour la joie et accablé de tristesse. Il est malheureux, non point par misère ; il est généralement plus à l’aise que nos ouvriers ; c’est son ame qui souffre. Il se console quelquefois en pensant que ses fils enrégimentés font trembler l’Europe ; mais il finira par se lasser d’un orgueil national qu’il paie si cher, car ses besoins les plus profonds ne sont pas satisfaits ; cette douleur travaille à le désaffectionner de son gouvernement, et prend plus de force à une époque où partout se réveille le génie slave.