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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

L’église a été enchaînée en Russie ; le clergé, avili, ignorant, forcé de se livrer à des travaux manuels pour gagner chétivement sa vie, n’est plus respecté. Il n’a plus même le droit de donner l’enseignement religieux. Qu’en est-il résulté ? Le peuple, privé d’instruction chrétienne, se livre à tous les caprices de son imagination mystique ; mille sectes se forment, et des plus étranges. L’église grecque est morte depuis des siècles, et ce vaste corps sans vie va se décomposant. Comme on envoie les sectaires en Sibérie, les seigneurs cachent le mal aussi long-temps que possible, pour ne pas perdre leurs paysans. L’hérésie gagne néanmoins, elle s’étend, et quand elle éclate, il faut renoncer à punir : les coupables sont trop nombreux. Ainsi cet empire qui se vante de son unité est sourdement miné par l’anarchie religieuse, et, d’après l’opinion des Russes éclairés, c’est là un de ses grands périls.

Pierre a ouvert la Russie à l’Europe. Il ne voulait que gagner des ressources pour le despotisme ; les idées libérales ont pénétré aussi. Elles se répandent et discréditent le pouvoir absolu ; elles se glissent jusque dans l’armée, dont elles atteignent la sévère discipline. Les généraux obéissent, mais ce n’est plus toujours aveuglément ; ils sentent le besoin de justifier devant leur conscience les ordres qu’ils ont reçus. L’empereur lui-même se prend quelquefois à n’être plus assuré de son droit et à douter du dogme moscovite. L’autocratie donc, malgré son appareil imposant, ses succès, et ce qui lui reste de forces, décline en réalité.

Que fait la Pologne tandis que la Russie est secrètement ébranlée ? L’élite de la nation est déportée en Sibérie, ensevelie dans les casemates de Saint-Pétersbourg, dispersée dans les pays étrangers. Et quel triste spectacle offre la terre polonaise ! Les châteaux de la noblesse sont déserts. Le vieux paysan qui abat les arbres dans la forêt se souvient qu’il ne devrait pas travailler seul ; il pense à ses fils tués dans les victoires de l’insurrection, et il s’arrête pour pleurer et s’agenouiller. Les mains sont désarmées, les écoles fermées, la religion, la langue même, poursuivies comme rebelles ; les emplois, donnés aux Russes ; partout des espions, et la prison, le knout, le gibet, punissent le moindre signe de patriotisme. Cependant la Pologne ne perd point courage ; elle garde un espoir indestructible que se transmettent comme un dépôt sacré ses générations de martyrs. Il lui est bon d’être ainsi frappée. Depuis qu’elle ne s’amollit plus aux plaisirs, elle retrouve l’esprit de sacrifice et l’exaltation qui font sa force. Cette énergie nouvelle ne peut encore éclater en Pologne ; elle y demeure cachée dans les cœurs. Les ames sont puissamment travaillées. La Pologne semble tranquille ; celui qui la visite pourrait croire la nation abattue et résignée à son humiliation ; mais s’il pénétrait les secrètes pensées du peuple, il verrait l’effervescence qui l’agite. Un fait remarquable en est l’indice. Un gentilhomme de Lithuanie, M. Towianski, vint en France, il y a bientôt trois ans ; jusqu’alors il avait vécu sur ses terres, honoré pour sa piété, et chéri de ses paysans ; son ame s’était échauffée à la vue des souffrances de la Pologne, il crut entendre dans les luttes de la prière des promesses divines, et recevoir un ordre d’en haut. Il partit pour obéir à