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MANCHESTER.

sans plus de difficulté le rang de baronnet ; mais les ouvriers s’estimeraient bien heureux s’ils avaient toujours pour vivre la maigre pitance des Flamands du XIVe siècle, et, pour trouver ce festin de bœuf et de mouton qu’Édouard III promettait aux premiers venus ainsi qu’aux premiers nés de l’industrie, il faut qu’ils passent les mers, qu’ils aillent s’établir aux avant-postes de la civilisation, dans le Canada, aux États-Unis, dans la Nouvelle-Zélande ou dans l’Australie.

Les Anglais avaient appris des Flamands à fouler, à teindre et à tisser la laine. Au XVIIe siècle, les réfugiés français leur enseignèrent à tisser la soie et à imprimer sur étoffes ; au XVIIIe, ayant étendu leurs conquêtes dans l’Inde, ils commencèrent à travailler le coton. Par un phénomène bizarre, les habitans du Lancashire, qui devaient exploiter l’industrie cotonnière avec tant de succès, effrayés un instant de sa croissance extraordinaire, semblèrent vouloir la repousser. L’inventeur de la navette volante, John Kay, pour échapper à la persécution, alla, vers 1740, se fixer à Paris. En 1768, Hargreaves, découragé par l’indifférence de ses compatriotes, avait porté son industrie à Nottingham. En 1779, les ouvriers mutinés parcoururent les environs de Blackburn[1], démolissant les jennys, les machines à carder et toute machine mue par une force hydraulique ou par des chevaux. Les manufacturiers eux-mêmes, ne comprenant pas encore l’utilité de ces grandes innovations, secondèrent l’émeute et protégèrent les coupables contre les rigueurs de la loi. Le grand-père de sir Robert Peel, qui, outre la destruction de ses machines, avait couru des dangers personnels, retiré à Burton dans le comté de Stafford, éleva une filature sur la rivière de Trent, et pendant quelques années on cessa complètement de filer dans les établissemens de Blackburn. Mais voici qui est plus étrange encore. Lorsque Arkwright, par une merveilleuse combinaison de toutes les découvertes faites dans cette période de création, eut obtenu des produits supérieurs à ceux qui existaient sur le marché, les manufacturiers du Lancashire se liguèrent pour en empêcher la vente. Arkwright et ses associés furent donc contraints d’étendre la sphère de leurs opérations. De filateurs qu’ils étaient, ils devinrent fabricans de tissus. Écoutons le récit d’Arkwright lui-même : « Notre premier essai fut l’emploi de ces filés dans le tissage des bas, et l’expérience réussit. Bientôt nous établîmes la manufacture de calicots, qui promet d’être une des pre-

  1. Baine’s History of Cotton manufacture.