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porte d’un débit de liqueurs, compta dans l’intervalle de 40 minutes 112 hommes et 163 femmes qui venaient se joindre à la foule des consommateurs. Cela représente 412 personnes par heure ; il y a tel de ces repaires qui distribue son poison à deux mille personnes par soirée. Les femmes sont peut-être plus adonnées que les hommes à cette ivresse brutale ; on voit des mères assez insensées ou assez dénaturées pour la faire partager à leurs petits enfans, qui sucent le genièvre avec le lait. La passion des liqueurs fortes achève ainsi de détruire les relations de famille, auxquelles le travail des manufactures avait déjà porté une si rude atteinte. La manufacture sépare les enfans des parens et le mari de la femme ; la journée finie, chacun va où ses passions l’appellent : les hommes se partagent entre la bière et le genièvre ; les femmes n’ont pas le choix, et cherchent le soulagement ou l’oubli dans le poison le plus violent.

Les cabarets sont les dernières maisons qui se ferment et les premières qui s’ouvrent à Manchester. Dès cinq ou six heures du matin, les ouvriers des deux sexes, en se rendant aux filatures, entrent dans les boutiques de gin. On dirait que les manufacturiers eux-mêmes ont voulu favoriser ces déplorables habitudes, car c’est dans les cabarets que plusieurs d’entre eux distribuent aux ouvriers leurs salaires de la semaine ; ajoutez que les paiemens se font le samedi soir, à l’heure où les ouvriers étant de loisir cèdent plus facilement aux tentations semées sur leurs pas. Il y a mieux, les enfans employés dans certaines filatures reçoivent, outre leur salaire régulier, une prime de deux ou trois pence, qui est aussitôt dépensée en genièvre, comme si l’on avait à cœur de les initier avant le temps aux vices des hommes faits. N’est-ce pas ainsi que les peuples de l’antiquité encourageaient la dégradation des esclaves, de peur que, leur raison s’élevant, ils n’aspirassent à la liberté ?

Les ouvriers ont formé, depuis quelques années, avec le concours des manufacturiers, des associations ou instituts (mechanics institute) qui leur procurent un lieu de réunion, avec la jouissance d’une bibliothèque ; quelquefois même ils paient des professeurs pour leur faire des cours d’histoire, de physique ou de chimie. Malheureusement, cette ressource honnête contre l’ignorance et contre l’ennui est encore d’un usage très limité ; on ne compte jusqu’ici que cinq ou six instituts. Le cabaret en Angleterre est pour les ouvriers ce qu’était la place publique chez les anciens. C’est là qu’ils se rencontrent, qu’ils s’associent entre eux et qu’ils débattent leurs intérêts. Les réunions accidentelles et les réunions permanentes, les loges maçonniques, les