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française trouverait dans ce résultat alarmant pour son influence un égal sujet d’allégresse ? Eh bien ! il faut le craindre, c’est là ce qui pourrait arriver, si une prompte réforme ne met pas la librairie française en état de gérer dignement les intérêts intellectuels de la France aussitôt que la suppression de la contrefaçon belge aura étendu le cercle de ses opérations et agrandi son avenir.

Veut-on savoir ce que deviendrait le marché du monde imprudemment abandonné à ses spéculations ? Qu’on examine ce qu’elle a fait de celui où elle n’a pas rencontré de compétiteurs. La librairie française, nous devrions dire parisienne, est à peu près en pleine possession de son marché intérieur ; quelle que soit la destinée de la contrefaçon, elle n’en possédera jamais de plus beau. Elle y jouit en outre d’un avantage qui manque à toutes les autres industries nationales ; elle est organisée, c’est-à-dire que la concurrence ne peut venir jeter, comme partout ailleurs, le désordre dans ses rangs. En acquérant la propriété d’un auteur, l’éditeur se constitue un monopole que la loi protège, et qui lui permet de combiner en toute sécurité les élémens de son entreprise commerciale. Avec une position qui semble si heureuse, avec un avantage qui manque à toutes les autres industries, comment la librairie française a-t-elle exploité son marché intérieur ? Les faits vont répondre d’eux-mêmes. En France, la clientelle d’un auteur n’est pas celle de son éditeur. Ce problème si simple, faire que ceux qui veulent lire un livre l’achètent, elle ne l’a jamais résolu, elle ne paraît pas même se l’être proposé. Le plus grand nombre des lecteurs en France louent des ouvrages nouveaux, bien peu les achètent. La location des livres, il faut en convenir, dénote un vice radical dans la gestion des intérêts intellectuels confiés à la librairie française. Au lieu de faire passer directement l’ouvrage des mains de l’auteur à celles du lecteur, elle a permis, elle a rendu indispensable l’établissement d’une industrie intermédiaire qui pourvoit aux besoins qu’elle ne sait point satisfaire, et qui prélève sur eux une contribution dont le denier remonte à peine jusqu’à sa propre bourse. La littérature vivante en France a ses fermiers et ses sous-fermiers, comme les finances si mal administrées de l’ancienne monarchie. Ce fait nous a toujours choqué ; il caractérise bien l’esprit de routine et la timidité qui président aux spéculations de la librairie parisienne. Ce n’est pas tout ; les livres utiles, ceux qui servent aux fortes études, et qui attestent les tendances plus graves du génie français, sont d’un prix presque inabordable pour cette jeunesse sérieuse, altérée de savoir et riche seulement d’espérance, qui se presse autour des fontaines de la science et de l’art. La contrefaçon assurément n’a pas fait que la librairie française soit chez elle en général une industrie sans grandes vues et sans intelligence ; cependant celle-ci lui attribue toute la détresse et soupire, pour arriver au terme de son malaise, après son Eldorado lointain des marchés étrangers, comme si elle avait tiré tout le parti possible du marché intérieur, comme si elle s’y était préparée à exploiter dignement les débouchés