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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

celui qui le sauvait une brochure très virulente[1] où tout était de ce style : « Ô la grande tête de législateur !… ô le présomptueux écolier ! » L’homme pourtant sut ne pas se souvenir des blessures faites à l’auteur.

Pour soutenir la convention chancelante, Chénier avait consenti à se faire le rapporteur de la loi d’exception qui décrétait l’exil contre quiconque provoquerait l’avilissement des représentans de la nation. C’est toujours une politique mauvaise que celle qui croit les circonstances plus impérieuses que les principes. Que faisait ici Chénier, sinon de ramasser les débris de l’idole qu’il avait renversée naguère, afin de pouvoir lui dicter à son tour des oracles ? Un orateur rappela au poète avec amertume ses Inquisiteurs de la pensée. Ce n’était que justice. On sait quelles étaient les allures violentes de la presse d’alors : il y avait des journaux de toutes les couleurs ; chaque passion, chaque intérêt, chaque haine avait le sien. Menacés dans leur existence, ces journaux firent chorus pour attaquer Chénier, qui dès-lors leur servit de point de mire. Ce fut une guerre sanglante, acharnée, sans trêve, une guerre qui dura trois ans. L’essaim bourdonnant enveloppa sa victime et ne la quitta plus : nous allons voir quelles cruelles piqûres il lui fit, quels aiguillons restèrent dans la plaie.

Chénier était très en vue : il avait beaucoup d’ennemis. Les inconnus lui en voulaient de son renom, les ingrats des services rendus, les envieux de ses succès : sa morgue, ses dédains, ses sarcasmes imprudens, le faste de sa vie, avaient aussi éveillé un grand nombre de susceptibilités, sans compter les implacables rancunes que les partis réactionnaires nourrissaient contre l’ancien montagnard. Il fut immolé avec une animosité, une fureur, une rage persistante dont il n’y a peut-être pas eu d’autre exemple. La brochure de La Harpe avait donné le signal : aussitôt le vieux Morellet répondit à l’appel, et

L’enfant de soixante ans qui promet quelque chose

publia ses Pensées libres sur la presse[2] contre Marie-Joseph. La Harpe avait usé de l’emphase ; Morellet mit en jeu sa raillerie pincée, son amertume fine et sèche ; il accusa Chénier de vouloir « diriger le théâtre selon les vues du gouvernement. » C’était une allusion à la récente mise en scène de Timoléon, de cette fatale tragédie que Robespierre avait brûlée et que Chénier venait de faire jouer. Les plus

  1. V. Œuvres diverses de La Harpe, éd. De Saint-Surin, t. V, p. 343.
  2. Elles ont été reproduites à la fin du tome II de ses Mémoires.