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indulgens prétendirent que c’était là pour Marie-Joseph le résultat le plus cher du 9 thermidor. Un malin assura même avoir entendu tenir le dialogue suivant, dans les couloirs de la convention, le jour où avait été renversé le régime de la terreur :

L’heure de la justice est enfin arrivée.
Robespierre n’est plus et la France est sauvée.
— Que dites-vous ? — J’ai vu périr le monstre. — Bon,
L’on jouera mon Timoléon !

Ce quatrain fit rire tout Paris et tua la pièce. La coïncidence de cette demi-chute avec les discours de Chénier contre la presse ne manqua pas d’être exploitée. On rima des monologues où Marie-Joseph disait :

Qui médit de mes vers trahit la république ;

et la Quotidienne se mit à développer chaque matin cette thèse plaisante, à savoir qu’une conspiration existait afin de rendre le théâtre désert. « Le poète ferait bien, ajoutait-on, de traduire le public devant une commission militaire. » C’était le prélude de la guerre sans merci que M. Michaud allait bientôt déclarer à Marie-Joseph.

Ce feu roulant de plaisanteries n’était effectivement qu’une fusillade d’avant-garde. Timoléon, on le sait, offrait le tableau d’un frère sacrifiant son frère à la liberté : or, les partis, qui ne se font scrupule de rien, avaient déjà semé à tout hasard, sur la mort d’André, quelques sourdes insinuations. Timoléon parut. Était-ce une justification, une apologie ?…, l’argument parut suffisant aux factions pour jeter hautement dans l’arène l’incrimination abominable qui devait causer de si profonds chagrins à Marie-Joseph. On se garda, bien entendu, de dire que la pièce avait été écrite avant l’arrestation d’André ; on se garda de remarquer qu’en fait elle prouvait le contraire absolument de ce qu’on voulait y voir, puisque le personnage intéressant de la tragédie n’était pas le bourreau Timoléon, mais la victime Timophane. La presse de l’époque thermidorienne avait encore toute l’impudeur féroce de l’Ami des Lois et du Père Duchêne : seulement après le despotisme de quelques-uns, c’était l’absolutisme de tous ; après le lâche silence de la peur, les bravades d’une insolence sans frein ; après le règne de la terreur, celui de l’anarchie.

L’abbé Morellet, je suis fâché de le dire, couvrit le premier de l’autorité de son nom cette lâche invention, qui n’avait encore circulé que dans quelques feuilles obscures, et qui, au milieu même des colères contemporaines, n’a jamais été appuyée une seule fois sur un fait, sur