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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

qui était une dette envers l’état. Cette fois Marie-Joseph avait eu beau vouloir chasser le naturel ; le naturel était revenu, j’entends l’amour de la liberté. Le courtisan avait gardé aux pieds les sabots du tribun qu’on entendait traîner çà et là dans les tirades de sa pièce. En homme naïf, le conventionnel s’imagina que, parce qu’il faisait une concession, on lui reconnaîtrait le droit de dire son avis et de donner quelques conseils. Napoléon trouva la prétention exorbitante : les maximes libérales lui parurent de trop ; aussi donna-t-il en secret l’ordre de siffler la pièce. D’un autre côté, le projet d’apothéose impériale célébrée par un républicain avait excité le mécontentement et amené dans la salle toute une jeunesse hostile, et prête à châtier cette apostasie de la muse. C’est ainsi que la pièce tomba sous les murmures de deux partis qui ne s’étaient pas concertés : elle ne fut jouée qu’une fois. Quand l’empereur sut qu’on n’avait bien accueilli que les apostrophes à la liberté et les menaces faites aux rois liberticides, il se tint pour offensé. C’est ainsi que Chénier finit au théâtre de la même manière qu’il avait débuté, par une chute. Le brevet de sénateur bien entendu resta dans la poche de Fouché.

Cyrus est dans la vie de Chénier une tache qu’on regrette ; comme il le disait lui-même, le reste de sa vie en fut l’expiation. On devine le profond dépit, l’amer ressentiment que conçut le poète : il était à la fois dupe et ridicule. Mécontent de lui-même, il voulut racheter ce moment de faiblesse par une retraite digne, par un suprême effort de son talent. Désormais, pendant le peu de temps qu’il lui sera donné de vivre encore, nous le trouverons dans cette solitude laborieuse où trois hôtes assidus visiteront son chevet, la poésie, la souffrance, le chagrin. Il y a là quelque chose de morne et de triste qui attire le regard.

Assurément il n’eût fallu à Chénier que de la souplesse pour arriver aux faveurs :

Comme eux à des bienfaits il aurait pu prétendre,
S’il eût voulu comme eux faire un dieu d’Alexandre.

Le poète aima mieux la pauvreté et l’indépendance. D’austères et mâles études remplirent pour Chénier ces premières années de l’empire ; dédaignant la futile manie du genre descriptif, il fit comme Alfieri, il aborda dans les textes les simples et fortes beautés du théâtre grec. Le joug sévère de cette discipline, en s’appesantissant sur le talent de Chénier, ne fit que le concentrer et l’affermir ; mais c’est la lecture approfondie de Tacite qui laissa surtout une vive empreinte sur l’es-