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L’ÎLE DE BOURBON.

pas à apercevoir sur la droite, au fond d’une vallée sablonneuse, le colossal établissement du Gol, qui doit englober toutes les sucreries du canton. On est surpris de voir des chameaux amenés de Mascate se promener dans une cour côte à côte avec les mules du Poitou. Si ce n’était la rareté des fourrages, il est probable qu’on verrait aussi des éléphans sur cette île, qui, moins rapprochée de l’Europe, dont elle relève, que des quatre autres parties du monde, tire ses bestiaux, ses bêtes de somme et de trait, ses chevaux de selle, indistinctement et à son choix, de France, d’Arabie, de Sydney, de Madagascar, de Buenos-Ayres[1]. Vu des hauteurs voisines, l’étang salé du quartier de Saint-Louis, allongé en croissant sur le bord de la mer, avec laquelle il communique en certaines saisons, et comme envahi par les monticules mouvans d’un désert tout africain, présente un aspect de désolation absolue, de grève stérile et d’eau impotable dont l’île offre peu d’exemples ; mais il lui fallait cela pour être complète.

Comme je redescendais la colline élevée que contourne la route en livrant aux regards une immense étendue de flots scintillans et de sables dorés, je vis s’avancer vers moi un convoi assez nombreux de nègres des deux sexes conduits par des gendarmes et les menottes aux mains. Si vous demandez quels sont ces malfaiteurs, on vous répondra : des noirs marrons, jeunes filles à tête folle, au cœur ardent, vieillards au front gris, aux regards sournois, coupables de s’être ennuyés à bêcher les cannes à sucre, et d’avoir cédé à l’instinct qui les portait à fuir. Pendant la halte du jour, on les fera s’asseoir sous un hangar, les pieds sur une barre de fer à laquelle s’adaptent des grilles, et là, bien scellés, ils prendront un repas quelconque sous la surveillance des gardiens. De pareilles rencontres, et elles ne sont pas rares, vous font tout à coup tourner les regards vers la France avec une amertume inexprimable. Quelque chose vous dit au fond de votre cœur révolté que le temps de l’esclavage est fini, par cela seul que, partout où il règne, la loi naturelle est logiquement abolie. Moins sensible que moi à une misère dans laquelle il vivait lui-même, mon guide regarda passer ses camarades d’un œil qui semblait dire : C’est bien fait pour vous, misérables ! Et cette stupidité en lui, fruit nécessaire de l’esclavage, m’affligeait cruellement. Mais détournons nos regards

  1. Le nombre des bestiaux est évalué environ à 60,000, parmi lesquels les chevaux, les mules et les ânes entrent à peu près pour 11,000. On a essayé aussi d’acclimater le buffle de Malabar dans la colonie. Les esclaves possèdent en outre plus de 70,000 porcs.