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il entretint durant tout le reste de sa longue vie un service pour perpétuer le culte de ses souvenirs. Son livre fait aussi partie de ce culte domestique ; il en est un naïf et immortel monument.

Il y a deux personnages dans cette histoire, Joinville et saint Louis. Ces mémoires sont, pour ainsi parler, des mémoires à deux. Joinville n’a pas craint de placer son honnête figure à côté de la douce et noble figure du roi. Il a fait comme ces peintres qui laissent leur portrait dans leur tableau. Sans qu’il y tâche, l’auteur paraît à chaque page avec une simplicité charmante. D’abord on reconnaît le dévot croisé se préparant au pèlerinage armé par un pèlerinage pacifique aux lieux renommés dans les alentours. L’homme d’armes cite la sainte Écriture ; l’enjoué conteur prend un ton grave pour raconter ce qu’il a entendu dire à un écuyer qui, pendant l’expédition, était tombé dans la mer : « Comme il commença à cheoir, il se recommanda à Notre-Dame, et elle le soutint par les épaules jusqu’à temps que la galère du roi le recueillit. » Peut-être cet écuyer avait-il lu la légende du larron au gibet dont la sainte Vierge soutint les pieds de ses blanches mains. Joinville dit encore qu’un jour, tandis que l’abbé de Cheminon dormait, Notre-Dame replaça sa couverture sur sa poitrine, de peur que le vent ne l’incommodât. Telle était la croyance du temps à ces histoires légendaires que la poésie racontait. L’auteur y joint les récits merveilleux que les croisés rapportaient d’Orient. Il croit que le Nil sort du paradis terrestre. « On y trouve, dit-il, des filets où l’on pêche l’aloès, la rhubarbe, le girofle et la cannelle, que le vent abat dans le paradis terrestre, d’où elles viennent en droite ligne par le fleuve. » Colomb croyait aussi que les fleuves du continent américain avaient leur source dans le paradis terrestre.

Un jour, comme Joinville assistait avec ses chevaliers à une messe célébrée pour l’ame d’un des leurs mort durant la croisade, il les reprit de parler pendant l’office divin. Ceux-ci répondirent en plaisantant qu’ils remarieraient la femme du défunt, « et je leurs dis, poursuivit Joinville, que ces paroles n’étoient ni bonnes ni belles, et que tôt avoient oublié leur compagnon… Le lendemain, Dieu en fit telle vengeance que tous furent tués, » et il ajoute « par quoi il convint leurs femmes remarier toutes. » Une petite pointe de gaieté perce dans sa dévotion sincère, et montre, comme on voit, l’humeur de l’homme de guerre à côté de la foi du croisé. Quelquefois ces libertés vont assez loin, comme dans le récit qu’il fait de son altercation théologique avec le roi sur le péché mortel. Le roi, qui le savait moult subtil en matière de religion, avait fait venir des frères pour l’endoctriner. Devant eux,