Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/464

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
460
REVUE DES DEUX MONDES.

il dit, les entrelace. C’est ce que Froissard fera encore plus que lui, car, en s’éloignant de la manière grave et calme de Villehardouin, Joinville approche de la manière vive et sautillante de Froissard.

Ces trois historiens montrent la chevalerie sous un aspect différent. Chez Villehardouin, la chevalerie est héroïque et religieuse, elle n’offre nulle trace de galanterie ; elle n’en est pas encore à l’age de la grace : on ne parle point des dames. Chez Joinville, il en est tout autrement ; c’est à elles qu’on pense dans la mêlée, et le bon comte de Soissons s’écrie, tandis que le feu grégeois pleut sur les croisés : « Par la creiffe-Dieu, sénéchal (c’est ainsi qu’il avait coutume de jurer), encore parlerons-nous de cette journée en chambre des dames. » Saint Louis lui-même reconnaît courtoisement leur empire. Il dit à un émir qu’il ne sait si la reine voudra payer sa rançon, car elle est sa dame (domina), discours qui dut bien étonner le musulman. Du reste, la chevalerie est tellement dans les mœurs, que Joinville la voit partout. Pour lui, les mameloucks sont des chevaliers ; il appelle le sultan d’Émèse le meilleur chevalier qui fût en toute payennie. Froissard en dira autant des princes maures d’Afrique. Qu’on s’étonne après cela que dans les romans du moyen-âge on transformât en chevaliers tous les infidèles ! et cette dénomination appliquée aux adversaires des croisés n’était pas entièrement fausse. Notre chevalerie, quoi qu’on en ait dit, est chrétienne d’origine et n’est point venue des Arabes : néanmoins il est certain que les musulmans avaient aussi une certaine chevalerie née de leur religion et de leurs mœurs. Sans remonter à leur héros populaire Antar et aux premiers conquérans de l’Espagne, il y avait du chevalier dans Saladin. Selon Joinville, les Sarrasins offrirent aux chrétiens de jouter sous les murs d’Acre. Les deux chevaleries se rencontrèrent aux croisades, et, malgré les haines religieuses, elles se reconnurent pour sœurs et se saluèrent en se combattant.

Joinville se complaît au récit des combats singuliers. Tandis qu’un véritable duel chevaleresque a lieu sous les murs d’Acre entre des Sarrasins et des chrétiens, un chevalier, voyant huit hommes qui regardaient le combat, va les attaquer. Joinville ajoute avec complaisance : « Et les trois beaux coups fit-il devant toutes les femmes qui étaient sur les murs. » On croit entendre Froissard raconter une apertise d’armes.

Encore une ressemblance de Joinville et de Froissard. Froissard s’émerveille des fêtes, de la parure des chevaliers et des dame, de la braverie ; il ne fait pas grace au lecteur d’une aune de velours ou de satin. Villehardouin ne voit que des armures, et, s’il parle une fois de