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LITTÉRATURE DU MOYEN-ÂGE.

vêtemens précieux, de pierreries, c’est pour montrer, après la prise de Constantinople, toutes ces richesses entassées pêle-mêle en monceaux aux pieds des Francs. Joinville décrit, comme l’aurait fait Froissard, les pompes de la grande cour tenue à Poitiers, et le costume de tous les seigneurs qui mangèrent avec le roi. Ainsi ces trois historiens correspondent aux trois phases de la chevalerie et les représentent. La chevalerie est austère dans Villehardouin, elle est sérieuse et guerrière ; elle combat pour vaincre l’ennemi et non pour le plaisir de faire briller son épée. De la devise qui plus tard fut la sienne : Dieu et les dames, elle n’a encore écrit sur son bouclier que le premier mot. Dans Joinville, elle est déjà galante, enjouée, se plaisant aux joûtes, aux combats singuliers applaudis par les dames, au luxe des armes, aux éblouissemens des parures et des fêtes. Dans Froissard, elle aura presque perdu tout objet sérieux, et sera comme un luxe de vaillance, une mode de défis, d’entreprises, d’aventures souvent inutiles ; elle se complaira comme son historien dans la magnificence et l’éclat, elle cachera parfois sa rude cuirasse sous une robe de brocard. Toute son histoire est donc contenue dans ces trois noms, Villehardouin, Joinville, Froissard. Si l’on comparait la chevalerie à un grand arbre, Villehardouin en serait la racine et le tronc, Joinville la fleur, Froissard le feuillage touffu et retentissant, mais un feuillage d’où la sève commence à se retirer, un feuillage déjà diapré des teintes variées de l’automne et qu’un souffle fera tomber.


J.-J. Ampère.