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mer par une définition vivante ce que c’est qu’un homme littéraire, en donnant à ce mot son acception la plus précise et la plus exquise. Nos hommes distingués, nos personnages éminens dans les grandes carrières tracées, ne se rendent pas toujours bien compte de ce genre de mérite compliqué, fugitif, et sont tentés de le méconnaître. L’exemple de Nodier est là qui les réfute aujourd’hui, et de la seule manière convenable en telle matière, c’est-à-dire qui les réfute avec charme. Être un esprit littéraire, ce n’est pas, comme on peut le croire, venir jeune à Paris avec toute sorte de facilité et d’aptitude, y observer, y deviner promptement le goût du jour, la vogue dominante, juger avec une sorte d’indifférence et s’appliquer vite à ce qui promet le succès, mettre sa plume et son talent au service de quelque beau sujet propre à intéresser les contemporains et à pousser haut l’auteur. Non, il peut y avoir dans le rôle que je viens de tracer beaucoup de talent littéraire sans doute, mais l’esprit même, l’inspiration qui caractérise cette nature particulière n’y est pas. Tout homme né littéraire aime avant tout les lettres pour elles-mêmes ; il les aime pour lui, selon la veine de son caprice, selon l’attrait de sa chimère : Quem tu Melpomene semel. Il laisse la foule, si elle lui déplaît, et s’en va égarer ses belles années dans les sentiers. Les sujets qu’il choisit, et sur lesquels sa verve le plus souvent s’exerce, ne lui arrivent point par le bruit du dehors et comme un écho de l’opinion populaire ; ils tiennent plutôt à quelque fibre de son cœur, ou il ne les demande qu’à l’écho des bois. Ce sont parfois des poursuites, des entraînemens singuliers dont les hommes positifs, les esprits judicieux et qui ne songent qu’à arriver ne se rendent pas bien compte, et auxquels ils sourient non sans quelque pitié. Patience ! tout cela un jour s’achève et se compose. Cet intérêt qui manquait d’abord au sujet, le talent le lui imprime, et il le crée pour ceux qui viennent après lui. Ce qui n’existait pas auparavant va dater de ce jour-là, et l’élite des générations humaines saura le goûter. Qui donc plus que Nodier a prodigué en littérature, même en critique, ces créations piquantes, imprévues, non point si passagères qu’on pourrait le croire ? elles s’ajouteront au dépôt des pièces curieuses et délicates, dont les connaisseurs futurs, les Nodier de l’avenir s’occuperont.

Nous disons que Nodier fut toujours le même jusqu’à la fin, toujours le Nodier des jeunes années : nous devons faire remarquer pourtant que sa vie littéraire se peut diviser en deux parts sensiblement différentes. Il ne vint s’établir à Paris qu’au commencement de la restauration, et, pendant ces années politiques ardentes, il n’aurait point fallu demander à cette imagination si vive le calme souriant où nous l’avons vu depuis. En usant alors à la hâte ce surplus des passions dont le milieu de la vie se trouve souvent comme embarrassé, il se préparait à cette indifférence du sage, à cette bienveillance finale, inaltérable, à peine aiguisée d’une légère ironie. Fixé à l’Arsenal depuis 1824, il put, pour la première fois, y asseoir un peu son existence, si long-temps battue par l’orage ; sa maturité d’écrivain date de là. Il était de ces natures excellentes qui, comme les vins généreux, s’améliorent