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touraient Villiers de l’Ile-Adam. Tous se tenaient debout l’épée à la main dans des stalles surmontées de leur écusson et de leur bannière ; plusieurs bancs vides indiquaient le nombre des chevaliers tués sur les murailles ; un drap noir couvrait la stalle qui portait les insignes de la grande chancellerie de l’ordre. L’écusson de l’hospitalier qui avait droit de s’asseoir sur ce siége était renversé en signe d’infamie, et sa bannière traînait sur le sol. Tous les religieux, la plupart blessés, se pressaient sous la nef, les regards tournés vers la pâle figure d’un chevalier à genoux près d’une bière ouverte. Ce chevalier, armé de toutes pièces, avait la tête rasée et les bras liés derrière le dos ; devant lui, sur des coussins, étaient les insignes de sa dignité, plus loin gisaient des éperons d’or brisés et une épée rompue. Le nègre esclave, bourreau de la chiourme, se tenait à côté de cet homme le yatagan sur l’épaule. Une cloche tinta, et le grand-aumônier, déposant son épée nue sur l’autel, commença l’office des morts ; aussitôt les frères entonnèrent les chants lugubres. Après l’évangile, quand le prêtre eut découvert le calice et versé l’eau et le vin, le grand-maître s’avança du côté de celui sur lequel tous les yeux étaient dirigés, et lui dit : — André Amaral ; pilier de la langue de Castille[1], grand-chancelier de Saint-Jean de Jérusalem, devant Dieu, auprès de qui vous allez nous précéder dans un moment, vous reconnaissez-vous coupable de félonie et de trahison envers vos frères de Rhodes ?

  1. L’ordre de Rhodes était divisé en huit langues, qui avaient chacune un chef ou pilier nommé par le synode assemblé ; ces piliers, le grand-maître à leur tête, formaient les hauts dignitaires de Saint-Jean. Voici les noms des différentes langues avec la charge de leur pilier, dont les attributions étaient héréditaires dans chaque langue : Provence ; le pilier était grand-commandeur de l’ordre. — Auvergne : son pilier avait le litre de grand-maréchal et commandait les troupes de terre. — France : le pilier était grand-hospitalier, chargé des hôpitaux. Dans les premiers temps, lorsque les fonctions des frères se bornaient à soulager les malades et les pèlerins, le titre de grand-hospitalier était le plus saint et le plus noble. — Italie : le pilier de cette langue était grand-amiral des galères ; il commandait le port, formait les chiourmes et montait la flotte dans les expéditions importantes. — Arragon : le pilier était conservateur ou drapier ; il prenait soin des vêtemens. Dans la suite, il fut chargé des armes et des arsenaux. — Allemagne : le pilier était bailli ou grand-justicier. — Castille : son pilier avait les sceaux de la religion et portait le titre de grand-chancelier. Les chevaliers portugais appartenaient à cette langue, et cela explique pourquoi le Portugais André Amaral avait pu être nommé pilier de Castille. — Angleterre : le pilier prenait le nom de grand-turcopolier ou commandant de la cavalerie. Après la scission religieuse entre l’église d’Angleterre et la communion romaine sous Henri VIII, cette langue fut rayée du tableau, et les nobles anglais catholiques qui vinrent encore se croiser eurent le choix de leur incorporation.