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armée funèbre, qui paraît menacer encore les murailles sillonnées par les boulets, et où brille de distance en distance l’écusson de Saint-Jean. Sur les parapets reposent d’énormes mortiers en bronze et des canons à larges gueules ; les égouvillons, les refouloirs, sont appuyés contre les pièces. De grands oiseaux de proie planent sur les tourelles, des ânes paissent en liberté dans les douves, et le sol est couvert d’une poussière brûlante que la brise emporte avec les cendres de plus d’un sépulcre entr’ouvert pendant la nuit par des chiens affamés. Jamais entassement pareil de chefs et de soldats confondus pêle-mêle n’avait ainsi frappé mes regards. Les champs de bataille que j’avais parcourus jusqu’alors portaient de riantes moissons ou de vertes prairies ; mais là, autour de la ville, rien n’est changé : devant la mer qui les a portés au rivage, ils sont tous étendus à la place où ils ont combattu ; la terre n’a pas été fouillée par la charrue, et quand, selon la croyance musulmane, Asraël, l’ange de la mort, passe en revue, dans les nuits d’orage, les lugubres bataillons, chacun se trouve à son poste près des mêmes remparts, toujours debout.

Ces premières courses n’avaient fait qu’accroître notre curiosité. Aussi acceptâmes-nous avec empressement l’offre de M. Drovetti, qui nous proposa d’aller dans le quartier juif visiter un riche négociant israélite qu’il connaissait. Après avoir suivi un sentier qui tournait à travers les tombeaux, nous rentrâmes dans la ville par une nouvelle porte que défend un corps-de-garde. Les soldats avaient suspendu leurs fusils au ratelier et faisaient la sieste. Dès que nous fûmes dans la rue, tous les enfans d’Israël fondirent sur nous, tendant la main ; les jeunes filles nous souriaient près de vieilles matrones qui filaient leur quenouille devant les maisons ; de grands jeunes gens, les jambes nues, vêtus d’une étoffe brune serrée par une ceinture dans laquelle passait le manche d’un encrier de métal, vinrent grossir notre cortége, qui s’avança au milieu des continuelles génuflexions des hommes et des cris de surprise des femmes.

M. Drovetti avait dépêché en courrier un petit boiteux, qui reparut bientôt suivi d’un beau vieillard à barbe blanche. Cet Israélite était couvert d’une riche pelisse, et portait un turban noir. Ses fils marchaient derrière lui. Il s’avança vers le commandant de la frégate et le salua profondément, ou plutôt l’adora, en courbant la tête et en portant la main à son cœur et à ses lèvres. Le marchand nous fit alors passer à travers plusieurs rues dont les maisons, quoique pareilles à celles de la rue des Chevaliers, se distinguaient par la profusion de fleurs qui ornaient les fenêtres, les terrasses, et qui leur donnaient un