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JEAN-PAUL RICHTER.

d’autres malheureux, qui, sans être nés princes, peuvent appartenir, eux aussi, à la race des titans. Parmi les personnages du roman, celui de Roquairol, l’ami corrompu d’Albano, vous frappe dès l’abord comme une des plus vigoureuses études qu’on ait faites du génie humain dans la dépravation et le désordre. Il y a là une véritable création, un type cousin de Lovelace, et que nous voudrions produire ici, ne fût-ce que pour montrer ce que peut l’expression saine et contenue d’un grand esprit qui consent à se modérer. Dans la pensée du poète, ce Roquairol, incarnation de l’orgueil plutôt que du vice, en lutte ouverte avec la société, dont le train bourgeois et misérable soulève de pitié ce génie superbe ; Roquairol représente l’enfant du siècle, la victime de certaines idées de rébellion et de scepticisme que plus d’un Prométhée d’aujourd’hui s’imagine encore avoir inventées, tandis qu’à l’époque où Werther parut, elles n’étaient déjà plus nouvelles : ce qui ferait soupçonner que l’enfant du siècle est né avant le siècle.

Gâté de bonne heure par des abus de toute espèce, rassasié de voluptés et de science, d’une imagination extravagante en ses désirs, la vie, dès vingt ans, n’offre plus à Roquairol que dégoût, ironie et contradiction ; il a anticipé sur toutes les vérités, sur tous les sentimens ; toutes les conditions du cœur humain, il les a parcourues, et la poésie lui donnant un avant-goût céleste, toute réalité l’offusque dans la vie. Une passion malheureuse survient, il n’aime pas et croit aimer. Enthousiaste et libertin à la fois, il va de l’éther à la fange, et finit par se plonger à fond dans le bourbier pour s’interdire d’avance tout retour honorable : chute douloureuse, d’autant plus regrettable qu’il y avait là les instincts du génie, le courage de l’homme d’action. Maintenant empêchez que tant d’élans sublimes ne dégénèrent, groupez, ordonnez ces tendances, et vous aurez Shakspeare ou Bonaparte, ce que Jean-Paul exprime ainsi dans son langage pittoresque : « Ce qui manquait pour que la moralité la plus pure, la plus vive résonnât en lui, ce n’était point la touche, mais la clé de l’accordeur qui fait aller ensemble toutes les voix. » Et Roquairol en personne ne s’écrie-t-il point quelque part : « Vos hommes de génie, poètes tragiques et romanciers, occupés incessamment à singer Dieu et l’humanité, sont-ils donc autres que moi ? » Oui, certes, car ceux-là ont laissé des œuvres, car l’étincelle dont ils furent doués, au lieu d’incendier toute chose autour d’eux, a rayonné selon les lois éternelles de l’honnête et du beau, tandis que vous, malheureux titan, vous n’avez escaladé le ciel que pour retomber de plus haut dans l’abîme, et servir d’exemple des