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DON SANCHE D’ARAGON.

Ici l’accent, le regard, la pose de Mlle Rachel ont été parfaits. Elle a bien senti qu’en lançant à ces jeunes seigneurs humiliés ce sarcasme si cruel, l’enjouement du ton devait tempérer la dureté des paroles, qu’une raillerie de reine devait toujours être adoucie par la grace. Enfin, le dirons-nous ? nous avons eu pendant toute cette représentation de Don Sanche une pensée que probablement nous n’avons pas eue seul. Il nous semblait que par cet aimable rôle d’Isabelle, qui est comme une transition à la haute comédie, notre grande tragédienne préludait à un succès d’un autre genre, à un succès que j’ai souvent rêvé pour elle, et auquel, par la réunion de ses qualités, elle seule peut-être est en droit de prétendre aujourd’hui. J’en ai trop dit pour ne pas achever… En la voyant donc, ainsi rayonnante et sereine entre ses quatre amans, mêler si bien la dignité à la raillerie, il me semblait qu’elle se préparait, sous le regard souriant de Corneille, à nous rendre bientôt cette chose admirable et ravissante qui a disparu… vous devinez ? la souveraine et en quelque sorte la royale coquetterie de Célimène.

Jusqu’ici, j’ai à peine parlé de don Sanche, quoique, dans l’opinion générale, ce personnage soit toute la pièce. « La grandeur héroïque de don Sanche, qui se croit fils d’un pêcheur, a dit Voltaire[1], est d’une beauté dont le genre était inconnu en France ; mais c’est la seule chose qui pût soutenir cette pièce… » Ce qui m’a engagé à m’occuper d’abord exclusivement d’Isabelle, c’est, outre l’intérêt qui s’attache à cette partie de l’ouvrage, que ce personnage est, à peu de chose près, l’œuvre intacte et complète, la véritable et légitime création de Corneille, tandis que le reste de la pièce a subi des transformations qu’il est nécessaire, mais beaucoup moins attrayant de constater et de discuter.

Malgré des longueurs fatigantes et l’ennui causé par l’inutilité de plusieurs rôles, Don Sanche d’Aragon s’est maintenu plus d’un siècle au théâtre sans y subir de trop nombreux changemens ; cette pièce a été applaudie toutes les fois qu’il s’est rencontré un acteur doué de la noblesse et des graces qu’exige le rôle de Carlos. Grandval fut, au milieu du XVIIIe siècle, le dernier, je crois, qui s’y essaya ; il y excita même l’admiration, au rapport de Palissot, bon juge en ces matières ; mais le reste de la pièce parut languissant et insipide[2]. Cependant, au commencement de 1814, Don Sanche se trouva au nombre

  1. Préface de Don Sanche.
  2. Les dernières représentations de Don Sanche d’Aragon sont de février 1765.