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tous les étages, dans toute la France, pour que les belles lectrices s’émeuvent, se passionnent, comme autrefois les blondes ladies des trois royaumes au nom de Clarisse Harlowe, et pour que l’écrivain jouisse momentanément du laurier de Richardson. Mais ce qu’on ne saura pas, si on ne l’a vu de ses yeux, c’est jusqu’où peut aller chez nous la liberté de la plume, en s’entourant de certaines précautions ; c’est par quels détroits périlleux, à travers quels marais fétides, le lecteur se laisse conduire, sans s’effaroucher, sur les traces d’un écrivain qui a eu soin de prendre une feuille de route.

Cette feuille de route est donc un talisman, qu’il suffise de la montrer pour que les lois ordinaires soient à l’instant même suspendues, et qu’on crée pour vous un droit d’exception ! Les portes qui resteraient sévèrement fermées s’ouvrent devant ce mot d’ordre ; les reproches amers et peut-être dédaigneux qui allaient éclater se changent en douces louanges : l’illusion est complète, et ce qui serait de la boue est de l’or. Je n’admets pas cependant ici la bonne foi chez tout le monde, et j’aperçois de malins sourires sur certaines lèvres. Je sais que plusieurs devinent la mystification et s’en arrangent : ce sont les spirituels complices de ces immorales et hypocrites équipées. Quant à la sincérité du plus grand nombre, j’y veux croire : je crois surtout à la complicité involontaire des lectrices, il serait trop dur d’en douter, et je ne leur refuse pas les circonstances atténuantes. Je crois aussi à la loyauté de ces ouvriers qui élèvent naïvement un piédestal à l’auteur des Mystères de Paris, et qui, dans une lettre publiée par M. Sue, qui en a supprimé la fin par modestie sans doute, lui attribuent une mission évangélique et le comparent à Jésus-Christ. Est-ce parce que Jésus chassa les vendeurs du temple ? Il semble que M. Sue n’en fait pas autant.

La chasteté du pinceau, je ne dis pas la pruderie, chez l’écrivain qui analyse et met en jeu les passions, est une preuve de force. Le romancier baisse lorsqu’il ne trouve plus assez de ressources dans la peinture des sentimens, et il se perd, si en ce moment, au lieu de redoubler d’efforts et de rattraper ce qu’il a compromis, il abandonne sa cause et passe avec armes et bagages de l’autre côté, c’est-à-dire du côté des sensations. Il aura les bénéfices peut-être, et à coup sûr le châtiment de sa trahison ; il pourra devenir le peintre des choses du corps, il ne sera plus celui des choses de l’ame. On ne sert pas deux puissances. Absorbé par la sensation, il ne comprendra plus qu’à demi le sentiment et ne le verra plus qu’à côté ou au-dessus du vrai. Ceci explique pourquoi le livre de M. Sue est trop vrai et ne l’est pas assez,