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SIMPLES ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

pourquoi c’est un amas de réalités repoussantes et une réunion d’êtres fantastiques.

Fleur-de-Marie, ou, pour parler comme l’auteur, la Goualeuse est la principale figure des Mystères, celle pour qui M. Sue réserve la meilleure part de son émotion et les plus fraîches couleurs de sa palette. Fleur-de-Marie est pourtant tout-à-fait hors de nature, et prouve combien l’auteur approfondit peu les lois du monde moral. Une jeune fille dont l’enfance a été livrée aux mains de la mégère la plus corrompue, et qui plus tard, ayant à choisir entre le travail honnête et la prostitution, choisit d’elle-même la prostitution, et tombe, bien par sa faute, dans cette fange dégradante, ne peut pas être une jeune fille à l’ame toujours délicate, au cœur toujours noble. Que tout germe de vertu ne soit pas étouffé dans cette malheureuse créature, que le remords la trouble quelquefois, qu’elle pleure, on le comprendrait ; mais ce qu’il est impossible d’admettre, c’est qu’une courtisane du dernier échelon, toute souillée d’infâmes caresses, qui vit avec des voleurs et des assassins, les tutoie et boit toute la journée de l’eau-de-vie avec eux, puisse être un type parfait de grace innocente et de délicieuse pudeur. Les contrastes, dans un cœur, s’allient momentanément ; un voleur de profession pourra être probe à une heure donnée ; il serait absurde cependant de faire d’un voleur de profession un honnête homme, cela s’exclut ; il n’est pas plus juste de transformer une fille de joie en une sorte de vierge à l’ame immaculée. Cela ne va à rien moins qu’à séparer l’ame du corps, ce qui est une nouveauté assez piquante en philosophie. Quoi ! M. Sue ne prend pas même la peine de dissimuler le moindre détail de l’ignoble existence de son héroïne ! l’antre qu’elle habite et les hôtes de ce repaire sont minutieusement décrits et mis en relief avec tant de complaisance, qu’on voit le vice suinter à travers les murs, et qu’on respire l’atmosphère nauséabonde de ces dégradations humaines qui vivent par groupes et sont si épouvantablement contagieuses de l’une à l’autre ! Et puis il nous montre cette Goualeuse qui vit là, parce qu’elle veut bien y vivre, qui y est venue, parce qu’elle a préféré cette ignominie à un peu de travail, — il nous la montre pure, candide, comme la jeune fille qui n’a pas quitté sa mère, frêle sensitive qui se crispe au moindre souffle ! Ce n’est pas qu’elle soit tourmentée par le remords : elle ne demande qu’un peu de liberté, et quelquefois l’air de la campagne ; avec cela, elle supporterait patiemment sa honte. Fleur-de-Marie n’est pas moins douée de mille délicatesses de cœur, et M. Sue ne se fait pas faute de lui prêter les charmantes naïvetés de la vertu. De qui se