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— Oui… mais, quand on est malheureux, on n’a plus la tête à soi.

— Je regrette bien de n’avoir pas connu plus tôt votre position. Mais, mon enfant, dans aucune circonstance de la vie, il ne faut s’abandonner au désespoir.

— Vous en parlez bien à votre aise, madame, dit le docteur, qui écrivait une ordonnance sur la petite table. Vous ne savez pas ce que c’est que de perdre un beau jeune homme à moustaches. Mais diable ! pour courir après lui, il ne faut pas sauter par la fenêtre.

— Fi donc ! docteur, dit Mme de Piennes, la pauvre petite avait sans doute d’autres motifs pour…

— Ah ! je ne sais ce que j’avais, s’écria la malade ; cent raisons pour une. D’abord, quand maman est morte, ça m’a porté un coup. Puis, je me suis sentie abandonnée… personne pour s’intéresser à moi !… Enfin, quelqu’un à qui je pensais plus qu’à tout le monde… madame, oublier jusqu’à mon nom ! oui, je m’appelle Arsène Guillot, G, U, I, deux L ; il m’écrit par un Y !

— Je le disais bien, un infidèle ! s’écria le docteur. On ne voit que cela. Bah ! bah ! ma belle, oubliez celui-là. Un homme sans mémoire ne mérite pas qu’on pense à lui. — Il tira sa montre. — Quatre heures ? dit-il en se levant ; je suis en retard pour ma consultation. Madame, je vous demande mille et mille pardons, mais il faut que je vous quitte ; je n’ai pas même le temps de vous reconduire chez vous. Adieu, mon enfant ; tranquillisez-vous, ce ne sera rien. Vous danserez aussi bien de cette jambe-là que de l’autre. — Et vous, madame la garde, allez chez le pharmacien avec cette ordonnance, et vous ferez comme hier.

Le médecin et la garde étaient sortis ; Mme de Piennes restait seule avec la malade, un peu alarmée de trouver de l’amour dans une histoire qu’elle avait d’abord arrangée tout autrement dans son imagination.

— Ainsi, l’on vous a trompée, malheureuse enfant ? reprit-elle après un silence.

— Moi ? non. Comment tromper une misérable fille comme moi ?… Seulement il n’a plus voulu de moi… Il a raison ; je ne suis pas ce qu’il lui faut. Il a toujours été bon et généreux. Je lui ai écrit pour lui dire où j’en étais, et s’il voulait que je me remisse avec lui… Alors il m’a écrit… des choses qui m’ont fait bien de la peine… L’autre jour, quand je suis rentrée chez moi, j’ai laissé tomber un miroir qu’il m’avait donné, un miroir de Venise, comme il disait. Le miroir s’est cassé… Je me suis dit : Voilà le dernier coup !… C’est signe que tout est fini… Je n’avais plus rien de lui. J’avais mis les bijoux au Mont-