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moque-t-on ici ? De la raison, de tout le monde, et, je le crains, un peu de soi-même. — Sous prétexte d’innovation, l’art moderne s’amuse à tout déplacer ; il prend l’amalgame pour l’invention. Le beau mérite d’installer Atala ou Virginie là où l’on allait chercher Messaline !

Quand M. Sue rencontre la vérité de caractère dans ses personnages, c’est le plus souvent une vérité commune et de portée médiocre. À ce titre, Rigolette est sans doute très vraisemblable. C’est la jeune ouvrière aimable, honnête et rangée, un peu l’idéal de la grisette, de cette grisette si connue, dont Beaumarchais donna le premier la définition, il y a quelque temps de cela, et qui depuis a fait tant de chemin sur les trottoirs de Paris. Rigolette est donc une création qui a coûté peu d’efforts, et je n’en parlerais que pour mémoire, si je n’avais à constater une grosse contradiction de M. Sue. Rigolette et Fleur-de-Marie sont deux amies intimes ; à seize ans, seules au monde, elles se trouvent sur le pavé de Paris avec une jolie figure, leur état de couturière, et deux cents francs, ma foi, au fond de leur bourse. L’une cherche du travail, vit gaiement de peu dans sa mansarde, et le soir et le matin fait monter sa prière à Dieu comme un doux encens. L’autre trouve qu’il est dur de travailler, et plus agréable de courir les promenades et les guinguettes ; elle gaspille en quelques jours son petit trésor, et, un beau matin, accepte l’affreux marché que vient lui proposer une horrible femme ; elle se rend sans presque avoir lutté et sans entraînement, sans séduction. Si encore elle était fascinée par l’amour ! si elle tombait, aveugle et charmée ! si c’était la chute d’Eloa ! Non, son cœur est calme et ne bat point, et c’est de sang-froid qu’elle s’est rendue, parce qu’on lui a promis en échange de l’oisiveté et un peu de pain ! M. Sue n’a pas voulu voir qu’il y avait un abîme entre Rigolette et Fleur-de-Marie ; puisque Rigolette se sauve à si bon marché, comment excuserez-vous celle qui se perd si facilement, et, pour me servir d’un mot connu, avale la honte comme l’eau ? Soyez indulgent, charitable, ne l’accablez pas de vos mépris, plaignez-la, soit ; vous ne pouvez pas raisonnablement davantage : cependant vous entreprenez beaucoup plus, car c’est à celle-là que vous prodiguez les richesses morales ; c’est celle-là, dans son avilissement volontaire, que vous comblez des dons les plus précieux et les plus rares ! La jeune fille qui reste honnête est bien inférieure, à l’endroit du cœur, à celle qui est devenue la maîtresse des forçats ! En vérité, la donnée est insoutenable et le contre-sens trop grossier.

S’il est un romancier de notre temps qui se plaise à la peinture de la laideur morale, c’est M. Sue. La galerie de tous les personnages