Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/944

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
940
REVUE DES DEUX MONDES.

— Non, répondit Mme de Piennes en rougissant un peu, mais sans que la douceur de sa voix en fût altérée ; M. de Salligny est mon parent. — Elle crut pouvoir se permettre ce petit mensonge pour expliquer l’empire qu’elle avait sur lui.

— Alors, dit Arsène, c’est vous qu’il aime ! — Et elle attachait toujours sur elle ses yeux ardens comme deux flambeaux.

— Il… Un éclair brilla sur le front de Mme de Piennes. Un instant, ses joues se colorèrent d’un vif incarnat, et sa voix expira sur ses lèvres ; mais elle reprit bientôt sa sérénité. — Vous vous méprenez, ma pauvre enfant, dit-elle d’un ton grave. M. de Salligny a compris qu’il avait tort de vous rappeler des souvenirs qui sont heureusement loin de votre mémoire. Vous avez oublié…

— Oublié ! s’écria Arsène avec un sourire de damné qui faisait mal à voir.

— Oui, Arsène, vous avez renoncé à toutes les folles idées d’un temps qui ne reviendra plus. Pensez, ma pauvre enfant, que c’est à cette coupable liaison que vous devez tous vos malheurs. Pensez…

— Il ne vous aime pas ! interrompit Arsène sans l’écouter, il ne vous aime pas, et il comprend un seul regard ! J’ai vu vos yeux et les siens. Je ne me trompe pas… Au fait… c’est juste !… Vous êtes belle, jeune, brillante… moi, estropiée, défigurée… près de mourir…

Elle ne put achever, des sanglots étouffèrent sa voix, si forts, si douloureux, que la garde s’écria qu’elle allait chercher le médecin, car, disait-elle, M. le docteur ne craignait rien tant que ces convulsions, et si cela dure, la pauvre petite va passer.

Peu à peu l’espèce d’énergie qu’Arsène avait trouvée dans la vivacité même de sa douleur fit place à un abattement stupide, que Mme de Piennes prit pour du calme. Elle continua ses exhortations ; mais Arsène, immobile, n’écoutait pas toutes les belles et bonnes raisons qu’on lui donnait pour préférer l’amour divin à l’amour terrestre, ses yeux étaient secs, ses dents serrées convulsivement. Pendant que sa protectrice lui parlait du ciel et de l’avenir, elle songeait au présent. L’arrivée subite de Max avait réveillé en un instant chez elle de folles illusions, mais le regard de Mme de Piennes les avait dissipées encore plus vite Après un rêve heureux d’une minute, Arsène ne retrouvait plus que la triste réalité, devenue cent fois plus horrible, pour avoir été un moment oubliée. Votre médecin vous dira, madame, que les naufragés, surpris par le sommeil au milieu des angoisses de la faim, rêvent qu’ils sont à table et font bonne chère. Ils se réveillent encore plus affamés, et voudraient n’avoir pas dormi. Arsène souffrait une