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ARSÈNE GUILLOT.

torture comparable à celle de ces naufragés. Autrefois elle avait aimé Max, comme elle pouvait aimer. C’était avec lui qu’elle aurait voulu toujours aller au spectacle, c’est avec lui qu’elle s’amusait dans une partie de campagne, c’est de lui qu’elle parlait sans cesse à ses amies. Lorsque Max partit, elle avait beaucoup pleuré, mais cependant elle avait agréé les hommages d’un Russe que Max était charmé d’avoir pour successeur, parce qu’il le tenait pour galant homme, c’est-à-dire pour généreux. Tant qu’elle put mener la vie folle des femmes de son espèce, son amour pour Max ne fut qu’un souvenir agréable qui la faisait soupirer quelquefois. Elle y pensait comme on pense aux amusemens de son enfance, que personne cependant ne voudrait recommencer. Mais quand Arsène n’eut plus d’amans, qu’elle se trouva délaissée, qu’elle sentit tout le poids de la misère et de la honte, alors son amour pour Max s’épura en quelque sorte, parce que c’était le seul souvenir qui ne réveillât chez elle ni regrets ni remords. Il la relevait même à ses propres yeux, et plus elle se sentait avilie, plus elle grandissait Max dans son imagination. J’ai été sa maîtresse, il m’a aimée, se disait-elle avec une sorte d’orgueil, lorsqu’elle était saisie de dégoût en réfléchissant sur sa vie de courtisane. Dans les marais de Minturnes, Marius raffermissait son courage en se disant : J’ai vaincu les Cimbres ! La fille entretenue, hélas ! elle ne l’était plus, n’avait pour résister à la honte et au désespoir que ce souvenir : Max m’a aimée… Il m’aime encore ! Un moment, elle avait pu le penser, mais maintenant on venait lui arracher jusqu’à ses souvenirs, seul bien qui lui restât au monde.

Pendant qu’Arsène s’abandonnait à ses tristes réflexions, Mme de Piennes lui démontrait avec chaleur la nécessité de renoncer pour toujours à ce qu’elle appelait ses égaremens criminels. Une forte conviction rend presque insensible, et comme un chirurgien applique le fer et le feu sur une plaie sans écouter les cris du patient, Mme de Piennes poursuivait sa tâche avec une impitoyable fermeté. Elle disait que cette époque de bonheur où la pauvre Arsène se réfugiait comme pour s’échapper à elle-même était un temps de crime et de honte qu’elle expiait justement aujourd’hui. Ces illusions, il fallait les détester et les bannir de son cœur ; l’homme qu’elle regardait comme son protecteur et presque comme un génie tutélaire, il ne devait plus être à ses yeux qu’un complice pernicieux, un séducteur qu’elle devait fuir à jamais.

Ce mot de séducteur, dont Mme de Piennes ne pouvait pas sentir le ridicule, fit presque sourire Arsène au milieu de ses larmes, mais sa