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maudissait sa trop bonne mémoire ; elle se garda bien de demander ce que signifiait ce grec-là, et craignait seulement que sa physionomie ne montrât qu’elle avait compris. Max s’était approché du piano, et ses doigts, tombant sur le clavier comme par hasard, formèrent quelques accords mélancoliques. Tout à coup il prit son chapeau, et, se tournant vers Mme de Piennes, il lui demanda si elle comptait aller ce soir chez Mme Darsenay ?

— Je pense que oui, répondit-elle en hésitant un peu. Il lui serra la main, et sortit aussitôt, la laissant en proie à une agitation qu’elle n’avait encore jamais éprouvée.

Toutes ses idées étaient confuses et se succédaient avec tant de rapidité, qu’elle n’avait pas le temps de s’arrêter à une seule. C’était comme cette suite d’images qui paraissent et disparaissent à la portière d’une voiture entraînée sur un chemin de fer. Mais, de même qu’au milieu de la course la plus impétueuse, l’œil qui n’aperçoit point les détails parvient cependant à saisir le caractère général des sites que l’on traverse, de même au milieu de ce chaos de pensées qui l’assiégeaient, Mme de Piennes éprouvait une impression d’effroi et se sentait comme entraînée sur une pente rapide au milieu de précipices affreux. Que Max l’aimât, elle n’en pouvait douter. Cet amour, — elle disait : cette affection, — datait de loin ; mais jusqu’alors elle ne s’en était pas alarmée. Entre une dévote comme elle et un libertin comme Max s’élevait une barrière insurmontable qui la rassurait autrefois Bien qu’elle ne fût pas insensible au plaisir ou à la vanité d’inspirer un sentiment sérieux à un homme aussi léger que l’était Max dans son opinion, elle n’avait jamais pensé que cette affection pût devenir un jour dangereuse pour son repos. Maintenant que le mauvais sujet s’était amendé, elle commençait à le craindre. Sa conversion, qu’elle s’attribuait, allait donc devenir, pour elle et pour lui, une cause de chagrins et de tourmens. Par momens, elle essayait de se persuader que les dangers qu’elle prévoyait vaguement n’avaient aucun fondement réel. Ce voyage brusquement résolu, le changement qu’elle avait remarqué dans les manières de M. de Salligny, pouvaient s’expliquer à la rigueur par l’amour qu’il avait conservé pour Arsène Guillot ; mais, chose étrange ! cette pensée lui était plus insupportable que les autres, et c’était presque un soulagement pour elle que de s’en démontrer l’invraisemblance.

Mme de Piennes passa toute la soirée à se créer ainsi des fantômes, à les détruire, à les reformer. Elle ne voulut pas aller chez Mme Dar-