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ARSÈNE GUILLOT.

senay, et, pour être plus sûre d’elle-même, elle permit à son cocher de sortir et voulut se coucher de bonne heure ; mais aussitôt qu’elle eut pris cette magnanime résolution, et qu’il n’y eut plus moyen de s’en dédire, elle se représenta que c’était une faiblesse indigne d’elle et s’en repentit. Elle craignit surtout que Max n’en soupçonnât la cause, et comme elle ne pouvait se déguiser à ses propres yeux son véritable motif pour ne pas sortir, elle en vint à se regarder déjà comme coupable, car cette seule préoccupation à l’égard de M. de Salligny lui semblait un crime. Elle pria long-temps, mais elle ne s’en trouva pas soulagée. Je ne sais à quelle heure elle parvint à s’endormir ; ce qu’il y a de certain, c’est que lorsqu’elle se réveilla, ses idées étaient aussi confuses que la veille, et qu’elle était tout aussi éloignée de prendre une résolution.

Pendant qu’elle déjeunait, car on déjeune toujours, madame, surtout quand on a mal dîné, elle lut dans un journal que je ne sais quel pacha venait de saccager une ville de la Roumélie. Femmes et enfans avaient été massacrés ; quelques philhellènes avaient péri les armes à la main ou avaient été lentement immolés dans d’horribles tortures. Cet article de journal était peu propre à faire goûter à Mme de Piennes le voyage de Grèce auquel Max se préparait. Elle méditait tristement sur sa lecture, lorsqu’on lui apporta un billet de celui-ci. Le soir précédent, il s’était fort ennuyé chez Mme Darsenay, et, inquiet de n’y avoir pas trouvé Mme de Piennes, il lui écrivait pour avoir de ses nouvelles, et lui demander l’heure à laquelle il devait aller chez Arsène Guillot. Mme de Piennes n’eut pas le courage d’écrire, et fit répondre qu’elle irait à l’heure accoutumée. Puis l’idée lui vint d’y aller sur-le-champ, afin de n’y pas rencontrer Max ; mais, par réflexion, elle trouva que c’était un mensonge puéril et honteux, pire que sa faiblesse de la veille. Elle s’arma donc de courage, fit sa prière avec ferveur, et, lorsqu’il fut temps, elle sortit et monta d’un pas ferme à la chambre d’Arsène.


Elle trouva la pauvre fille dans un état à faire pitié. Il était évident que sa dernière heure était proche, et depuis la veille le mal avait fait d’horribles progrès. Sa respiration n’était plus qu’un râlement douloureux, et l’on dit à Mme de Piennes que plusieurs fois dans la matinée elle avait eu le délire, et que le médecin ne pensait pas qu’elle pût aller jusqu’au lendemain. Arsène cependant reconnut sa protectrice et la remercia d’être venue la voir.