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perstition, je dis mal, ce culte qui vénère dans le génie comme un don mystérieux, comme une puissance occulte destinée à faire revivre les grandeurs de l’Italie.

L’économiste Gioja fut au-delà des Alpes le représentant des idées sensualistes, et le juge souverain des réputations jusqu’en 1829. Gioja s’était fait connaître de bonne heure par des écrits politiques et par des satires violentes contre les chefs de la république cisalpine. Plus tard, il contint son ardeur, ou plutôt il la transporta dans les questions d’économie sociale et de philosophie. Qu’on se figure Helvétius moins l’élégance, Helvétius exaspéré par la persécution, transformé en économiste, traduisant ses démonstrations en calculs d’arithmétique, et accablant ses adversaires sous mille épigrammes mêlées de chiffres : tel était Gioja. Sans dépasser les théories de Say, il savait les relever par une érudition piquante, variée, pleine de verve et d’ironie. Comme écrivain, Gioja se montrait tour à tour sec et animé, logique et violent, aride et coloré. Géomètre par l’esprit, pamphlétaire par les passions, il enseignait à l’aide de raisonnemens peut-être vulgaires mais irrésistibles ; il séduisait par l’originalité de la critique et la richesse des aperçus.

À l’autorité acceptée et reconnue de Gioja succéda celle de Romagnosi. Jurisconsulte profond, Romagnosi associait les fortes théories du droit moderne aux grandes traditions de la jurisprudence italienne. En philosophie, il poursuivait la conciliation de Locke et de Leibniz ; en politique, il rêvait une constitution avec des corps savans pour discuter les affaires, de grands jurys de législation pour les décider, et un sénat conservateur pour garantir et protéger les institutions. Tant que dura le gouvernement napoléonien en Italie, il avait servi le pays sans faire naître, sans même deviner les occasions de succès et de fortune. Il était resté simple à côté de l’intrigue, droit au milieu de la servilité du temps. Sous la domination autrichienne, il demeura inflexible avec la conscience de son intégrité. Dépouillé de ses emplois, accusé de haute trahison avec Pellico, relâché par défaut de preuves, et presque réduit à l’indigence, Romagnosi, dans ses dernières années, s’adressa au public, en établissant dans les recueils périodiques une sorte d’enseignement national au profit de la jeunesse. La politique lui étant interdite, il parlait d’administration, de droit, de statistique ; il suivait dans les chambres d’Angleterre et de France toutes les questions administratives ; la route était détournée, mais il finissait par atteindre le but. Les écrits de Romagnosi n’étaient pas de nature à le rendre populaire ; ses idées se perdaient dans un labyrinthe d’abstrac-