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SIMPLES ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

faisais remarquer que la vertu, dans les romans de M. Sue, est théâtrale et n’est que pour la montre, et que ses représentans d’ailleurs y sont en très petit nombre. — Les Mystères de Paris regorgent de vices et de crimes ; c’est un Botany-Bay infect où quelques honnêtes gens s’égarent et servent d’attrape pour les sots et de sels pour les délicats.

M. Sue, dans la peinture des caractères, a supprimé les nuances ; il n’admet que les extrêmes. Si vous n’êtes pas capable de tous les dévouemens, vous êtes capable de tous les crimes, et si vous n’êtes pas saint Vincent de Paule, vous êtes Lacenaire ou pis encore. C’est en ce sens qu’on a raison de dire que les Mystères de Paris sont un rendez-vous d’êtres fantastiques. On peut rencontrer un ange dans ce monde : les anges foulent quelquefois les sentiers terrestres ; on peut rencontrer un démon quelque part ici-bas : les démons ont affaire partout ; mais qui a vu un ange ? qui a vu un démon ? Bien peu de gens. Qui a vécu dans une société de démons et d’anges ? Personne. Un romancier peut donc se proposer de peindre un être angélique ou un diabolique personnage ; il sera dans l’exception, ce qui n’est pas sortir de la vraisemblance. S’il pousse plus loin son système, si, avec la prétention de représenter le monde réel, il n’ouvre la porte de son livre qu’à des ames célestes ou à des ames infernales, il érigera l’exception en loi générale, ce qui est du fantastique au fond. Il plaira à un poète de peindre un jeune pâtre qui trace sur le sable, comme le Giotto, d’admirables figures, et se trouve un grand peintre sans s’en douter ; ou bien, il changera ce jeune pâtre inculte en mathématicien qui simplifie les lois du calcul mieux qu’aucun savant, ce que nous avons vu : le poète créera un type, ce qui est le droit éternel de l’art, et restera dans les limites du vraisemblable. Mais s’il lui plaît de transformer d’un trait de plume toute une société de jeunes pâtres en mathématiciens savans ou en grands peintres, il inventera des bergers beaucoup plus faux que ceux de M. de Florian. Eh bien ! tel est le procédé de M. Sue ; il étend l’exception à tout le monde, et ses personnages, qui seraient peut-être, quelques-uns du moins, vrais séparément, sont impossibles parce qu’ils sont réunis. En outre, l’invraisemblance dans les caractères amène l’invraisemblance dans les faits : les Mystères de Paris le prouvent surabondamment. Je doute que dans aucune fiction romanesque on ait mis sous les yeux du lecteur quelque chose de plus incroyable qu’une prostituée de la Cité passant, de son lieu de prostitution, à une cour souveraine, pour y être vénérée et adorée, et qui ne fait que changer de costume !

Parmi les nombreux épisodes des Mystères, il y en a un qu’il faut