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nature dans un langage descriptif et figuré à la fois très exact et souverainement poétique. C’est ainsi que les nombreuses filles de Nérée, les gracieuses Néréides, semblent exprimer par le nom qu’elles ont chez Hésiode les divers caractères et les divers accidens que présente la mer. Galéné, c’est le calme ; Glaucé, l’azur des flots ; Cymopolia, la blancheur de l’écume ; Cymothoé, la fuite des vagues qui semblent courir ; Nesæé, c’est la mer semée d’îles qui l’embellissent ; Actæé, la mer avec les rivages qui la couronnent ; Euliméné, la mer avec les ports où elle vient dormir. Tandis que les modernes s’efforcent de rendre par des descriptions détaillées les aspects de l’Océan, les Grecs les exprimaient d’une manière à la fois plus brève et plus vive ; ils créaient pour chacun de ces aspects une divinité, et le nom de cette divinité était un tableau.

Je reviens à l’exactitude des poètes grecs dans la peinture des lieux. Il ne faut pas se hâter de soupçonner la vérité d’une désignation qui reparaît souvent dans la poésie antique, et les contradictions qu’on croit trouver dans le langage des poètes grecs peuvent tenir à des malentendus. Argos est appelée l’aride, l’altérée, et la ville d’Argos est bâtie dans une plaine fertile. Quand on voit d’une hauteur ses maisons semées au milieu des vergers, on se demande où est l’aride Argos. Il y a plus, Homère et d’autres poètes appellent souvent Argos celle qui élève des chevaux. Cette industrie ancienne, et qui dure encore, ne s’accorde point avec l’idée de stérilité. Comment concilier ici la poésie grecque avec la nature et avec elle-même ?

Le secret de l’énigme, que j’aurais probablement cherché long-temps dans les livres, et qui a embarrassé Strabon[1], me fut révélé le jour où, par un ardent soleil, je gravis la montagne qui domine la ville moderne. Je sentis que l’Argos altérée devait avoir existé là où je me trouvais, méritant fort moi-même l’épithète qu’Homère applique à cette ville, tandis que l’Argos qui était à mes pieds était l’Argos fertile, l’Argos aux mille sources, et la contradiction fut levée en admettant, avec Otfried Müller, que tantôt le nom d’Argos désignait la colline où était l’acropole, tantôt la plaine où était la ville. Quand on trouve en défaut cette exactitude topographique à laquelle les poètes grecs se montrent constamment fidèles, il faut, avant de douter de leur sincérité, se demander si les lieux n’ont pas changé. Aujourd’hui, Phèdre ne pourrait voir Trézène du sommet du temple qu’elle avait

  1. Il dit que cette aridité d’Argos est une fiction des poètes. C’est la seule fois qu’il admette ce genre de fiction, et il n’y avait pas lieu à l’admettre ; mais on peut expliquer aussi l’épithète aride, altérée par le lit toujours à sec de l’Inachus.