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ressembler, et ici le spectacle du pays est d’accord avec les résultats de l’étude. Ce n’est pas la Grèce européenne qui a produit Homère. En admirant cette magnifique rade de Smyrne dont les contours ont à la fois tant de grâce et tant de grandeur, ces rivages majestueux et charmans, cette beauté si grave et si douce, on est conduit invinciblement à juger d’instinct le procès fameux des sept villes, et à s’écrier : J’atteste ces montagnes, ce ciel, ces flots, c’est ici qu’a dû naître Homère. Cette opinion, d’ailleurs, s’appuie sur des autorités considérables. Si Wood hésite entre Smyrne et Chios, le savant et ingénieux Welcker se prononce pour Smyrne. Otfried Müller arrive à la même conclusion. Hélas ! lui aussi, fait partie de mes souvenirs de voyage. Après l’avoir vu à Gœttingue, en 1827, dans toute la puissance de la jeunesse, je devais entendre raconter à Delphes sa mort prématurée, et trouver son tombeau près d’Athènes, sur la col- line de l’Académie !

Non loin de Smyrne coule le Mélès, père d’Homère ; près de son embouchure, les vagues apportèrent la tête murmurante d’Orphée, suivant un récit ingénieux qui rattache ainsi la poésie homérique à cette poésie plus ancienne encore et plus sacrée dont il n’est resté qu’un nom merveilleux. Heureusement le fangeux ruisseau qui, après avoir parcouru la belle plaine qui s’étend au pied du Sipyle, vient se salir dans les rues étroites de Smyrne, n’est pas le Mélès. Le véritable Mélès passe à quelque distance de la ville. La grotte appelée encore aujourd’hui grotte d’Homère, et qui ne peut guère abriter qu’un chevrier et deux ou trois chèvres, est peu digne de son nom. Ce n’est pas là que fut composée l’Iliade, mais elle a pu l’être sur cette colline où l’ancienne Smyrne, dont on reconnaît encore les vestiges, s’élevait entre la plaine verdoyante et la mer azurée, dans une des plus admirables situations de l’univers.

Tout porte à voir chez Homère un Grec d’Asie ; le dialecte ionien domine dans son langage. Sa poésie se teint des premières lueurs de l’Orient. Homère connaît les manufactures de Sidon ; mais à l’ouest et au nord d’Ithaque commence pour lui un monde merveilleux. Corfou, si voisine, est le séjour d’un peuple idéal et presque mythologique, de ces Phéaciens qui passent leurs jours dans la joie comme les immortels, et ne connaissent pas la guerre, qui était alors la condition de toute société réelle[1]. La Sicile est habitée par les cyclopes

  1. On peut admettre avec l’illustre auteur des Phéaciens, M. Welcker, que les Phéaciens sont un peuple imaginaire, et penser cependant que la croyance populaire leur avait donné une habitation réelle dans l’île de Corfou. Je ne saurais regarder le pays des Phéaciens comme purement mythique, car M. Dodwell (Travels in Greece, t. I, p. 38) affirme qu’Homère décrit la situation de la ville de Corfou entre deux ports avec une grande exactitude, et ce témoignage balance suffisamment l’opinion de Munther, citée par M. Welcker (die Phœaken, p. 48), d’après laquelle ce que dit Homère de cette île et du naufrage d’Ulysse serait opposé à la nature de nos jours.