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l’esquisse de cette jolie fleur qui a la simplicité comme l’éclat de la rose, et dont un peu de pâleur augmente encore le charme. » Et notre gentilhomme de dresser au plus vite son chevalet et de nettoyer sa palette, non sans accompagner cet exercice d’invocations préliminaires adroitement puisées dans le vocabulaire de l’art qu’il pratique au figuré. « Pour vous peindre, Élise, il faudrait le pinceau du Titien et le coloris de Rubens. Je n’ai ni leur palette ni leur génie, mais l’ame suffit pour sentir ce qui est noble et beau. » Ou bien, en variant les noms : « Pour obtenir sa ressemblance exacte, il faudrait posséder la palette du Corrége et le crayon de David ; mieux encore, il faudrait dérober une des Grâces au groupe qui les représente, une déesse à l’Olympe des anciens ; esquisser Diane, personnifier Minerve et lui donner la tournure d’Hébé. » Ici le pathos mythologique était de rigueur, le modèle ayant nom Hélène. L’étrange préoccupation de M. de La Rochefoucauld, cette manie de se donner le change à soi-même et de ne voir partout que gens soucieux de se faire peindre, me rappelle une faiblesse semblable d’un poète français de mes amis, quelque peu prince russe, et pour lequel ce n’était rien de rimer, s’il ne se donnait au moins vingt fois par jour l’ineffable plaisir d’écrire ses sonnets sur des albums. Du plus loin qu’il apercevait sur une table ces recueils où foisonnent d’ordinaire les petits vers des grands poètes, le rouge lui montait au visage, et c’était alors une insurmontable nécessité pour lui de parafer son nom à la meilleure place, entre Lamartine et Victor Hugo, par exemple. Plutôt que de se refuser cette jouissance olympienne, il eût emporté le volume ou brisé le fermoir. Or, ce qu’il y a de mieux en ceci, c’est que le malheureux sonnet, qu’il vous imposait de la sorte, commençait par ces mots :

Me demander des vers, à moi...


Qui les lui demandait ? Étonnez-vous ensuite des hallucinations de M. de La Rochefoucauld à l’endroit de ses modèles..)e ne sais plus quel philosophe de l’antiquité prétendait qu’il n’y a de vrai que ce qu’on s’imagine. S’il avait par hasard deviné juste ? Après tout, le monde vit de fictions, poètes et prosateurs le savent bien.

Relever les mille inconvenances de ce livre serait une tâche à décourager les plus intrépides. M. de La Rochefoucauld semble avoir pour unique système d’appliquer à la réalité les inventions fantasques et dévergondées du roman moderne. Autrefois le roman s’inspirait du monde ; le noble duc a renversé les choses, et prétend nous donner un monde fait à l’image du roman. Ouvrer ce livre, vous y trouverez