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gouvernement met une limite aux bénéfices du capital et du travail, il doit logiquement donner à l’un et à l’autre sa garantie contre les pertes éventuelles qui sont inhérentes à toute spéculation. Du système qui constituerait l’état assureur général des industries et des existences individuelles, au système qui lui attribuerait le monopole de la fabrication et de la propriété, il n’y a réellement qu’un pas. Ce pas, le vice-roi d’Egypte l’a franchi. Les fellahs égyptiens sont-ils plus heureux que les ouvriers anglais ?

On a demandé aux partisans du système restrictif de quel droit ils prétendaient frapper les industries qui se servaient de la vapeur, tandis que les autres restaient en dehors de leurs règlemens. Le Times répond : « Les manufactures sont de grands rassemblemens que l’on peut surveiller. Leur grandeur même et la place qu’elles occupent dans le système social constituent une nécessité législative. La loi ne s’occupe pas des petites choses (de minimis non curat lex). La machine à vapeur est, pour ainsi dire, un quatrième pouvoir dans l’état : elle fait des maux particuliers un mal public ; mais heureusement sa grandeur même, qui pourrait produire des conséquences intolérables, la rend susceptible d’être réglée. Elle ne peut pas cacher l’oppression derrière les murailles ; ses dimensions et sa force, qui en font un agent de la puissance publique, lui imposent des devoirs envers la société[1].» Le raisonnement de lord John Russell est emprunté à un autre ordre d’idées. « Il y a un principe qui domine toute législation ; c’est de n’invoquer l’intervention de la loi que là où elle doit produire plus de bien que de mal. Quelle est la règle générale en matière de lois criminelles ? On déporte ou l’on met en prison un individu qui a dérobé quelques livres de pain ; mais on n’a jamais tenté de punir les individus bien autrement coupables qui, par leur ingratitude ou par leur trahison, ont abrégé l’existence de leurs bienfaiteurs. Pourquoi cela ? Parce que, si l’on intervenait dans toutes les transactions de la vie, il en résulterait plus de mal que de bien[2]. »

Voilà des argumens à peine spécieux. Et d’abord la loi criminelle ne se règle pas, tant s’en faut, d’après la définition vague et un peu grossière qu’en donne ici lord John Russell. Elle frappe tous les actes mauvais qu’elle peut saisir, sans avoir égard aux conséquences ; ce n’est pas la prudence qui en est le principe, c’est le droit. Elle s’étend jusqu’où s’étend le pouvoir de l’homme dans la société, et la

  1. Times, 12 march 1844.
  2. Lord John Russell’s Speech, 3 may 1844.