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« Votre majesté commande à la majeure partie de l’Europe, mais sa domination ne s’étend pas jusqu’au pays où j’ai été appelé. Mon ambition se borne à le défendre, et je le regarde comme le lot que la Providence m’a départi. L’effet que l’invasion dont je me plains a produit sur ce peuple peut avoir des conséquences incalculables, et quoique je ne sois point Coriolan, et quoique je ne commande pas à des Volsques, j’ai assez bonne opinion des Suédois, sire, pour vous assurer qu’ils sont capables de tout oser et de tout entreprendre pour venger les affronts qu’ils n’ont point provoqués et pour conserver des droits auxquels ils tiennent peut-être autant qu’ils tiennent à leur existence[1]. »

Il est évident que, d’après cette lettre, Charles-Jean avait déjà songé précédemment à la nécessité où il pourrait se trouver quelque jour de rompre avec la France. On ne lance point un tel cartel sans savoir d’avance avec quelles armes on le soutiendra. Cependant cette réclamation si ferme, si fière, laissait encore à l’empereur un facile moyen de conciliation. Il ne voulut pas l’accepter. Le chargé d’affaires de Suède à Paris adressa au duc de Bassano, alors ministre des affaires étrangères, une note relative à l’événement qui agitait alors toute la nation suédoise, et ne reçut qu’une réponse évasive. Charles-Jean prit alors la plus triste des résolutions. On dit qu’à cette époque les anxiétés qu’il avait éprouvées, l’affreuse incertitude dans laquelle il se voyait sans cesse rejeté, lui occasionnèrent une grave maladie. Son âme avait à soutenir un rude et périlleux combat. Les affections les plus profondes, les souvenirs de la patrie, luttaient en elle contre les obligations que lui imposait son titre de prince suédois : d’un côté, la France, sa terre natale ; de l’autre, la Suède, sa seconde patrie. Dans ce pénible conflit de tant de sentimens de reconnaissance, de regrets du passé, d’espoir de l’avenir, le passé succomba, et, lorsque Charles-Jean sortit de cette douloureuse épreuve, il abdiquait son titre de soldat du Béarn, il n’était plus que le prince royal de Suède.

Il y a deux ans que, par une fraîche matinée de printemps, j’arrivai à Abo, ancienne capitale de la Finlande, et nul des bons et honnêtes Finlandais qui m’accueillaient là avec l’affectueux empressement qu’ils aiment à témoigner aux étrangers n’aurait pu comprendre l’amère pensée qui m’obsédait en entrant dans cette ville. C’est là, c’est dans une de ces rues solitaires, silencieuses, au bord du golfe de Finlande, au milieu des sombres forêts de sapins, des collines rocailleuses de cette terre sauvage, que se sont décidées, on peut le dire, les

  1. Recueil des Lettres de Charles-Jean, t. 1, p. 55.