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MANCHESTER.

Les femmes ont leurs clubs en Angleterre aussi bien que les hommes, et prétendent avoir les priviléges de ceux dont elles partagent les travaux. Manchester, qui réunit le plus grand nombre d’ouvriers, est le chef-lieu de ces associations ; c’est là que réside leur grand orient[1].

L’atelier déprave, mais il ouvre aux travailleurs tout un monde d’idées. Aiguillonnés tantôt par le besoin et tantôt par la richesse même de leur salaire, ils veulent monter plus haut et sentent la nécessité de cultiver leur esprit. Le Lancashire est le comté qui achète le plus de livres. Le Magazine publié par M. Chambers à Édimbourg, et qui circule à 85,000 exemplaires, est surtout lu dans les districts manufacturiers ; le Lancashire en reçoit 20,000 exemplaires. Nulle part la société ne s’agite davantage pour tendre vers un meilleur avenir.

Les ouvriers du comté de Lancastre cherchent vainement à s’organiser. Toute organisation suppose une hiérarchie, et, dans leurs projets chimériques, ils commencent toujours par s’isoler, excluant de parti pris les chefs naturels de la société. Les manufacturiers, de leur côté, ne sont guère plus sensés. On dirait qu’ils ont adopté la devise brutale : « tout pour le peuple et rien par le peuple ; » tant ils tiennent les ouvriers à distance, stipulant avec le pouvoir et parlant à l’opinion publique en leur propre et privé nom, comme s’ils n’avaient sous leurs ordres que des automates humains.

La manufacture rurale, telle que je la conçois, devrait être une véritable communauté industrielle, une association étroite et permanente entre le maître et les ouvriers. Je n’entends proposer ici rien qui ressemble à ces plans radicaux de réforme mis en avant par les socialistes modernes ; je prends la société telle qu’elle est, j’observe ses tendances, et je croirais avoir assez fait si j’en indiquais la véritable direction. Je désire encore moins revenir au passé et rejeter l’industrie dans la paix artificielle des cloîtres ou dans l’immobilité des corporations. La liberté aujourd’hui est la condition vitale du travail, et c’est au souffle même de la société qu’il doit s’animer.

Le clergé se livre de nos jours en France à des tentatives plus ou moins heureuses pour attirer à lui l’industrie. Comme il n’est pas sans intérêt de comparer ces essais, qui ont un caractère très tranché, aux ébauches d’organisation dont le comté de Lancastre m’a fourni des

  1. « Il y a plusieurs sociétés différentes dans ce royaume, connues sous le nom de Vieux Compagnons (Old Fellows). Il y a l’Unité de Londres, l’Unité de Leeds, l’Unité de Sheffield et l’Unité de Bolton. L’Unité de Manchester, qui est la plus vaste, comprend 3,059 loges et embrasse 230,000 personnes. » (Inquiry into the State of Stockport.)