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ne craindra pas trop de la suivre avec nous dans les sentiers poétiques où elle aime à s’égarer ; sentiers abruptes, obstrués, sans issue, mais émaillés de fleurs charmantes, égayés de merveilleux chants d’oiseaux, et traversés par les chauds rayons d’un soleil splendide.

C’est à Francfort sur le Mein, non loin de la maison où était né Goethe, qu’Élisabeth ou Bettina Brentano vint au monde en 1785. Son père, Maximilien Brentano, était d’origine italienne et de religion catholique. Il s’établit fort jeune à Francfort, y fonda une maison de commerce, se maria deux fois, et eut de ses deux femmes un grand nombre d’enfans[1]. Les facultés de l’imagination semblent avoir été prédominantes dans cette famille ; l’excentricité des Brentano était proverbiale ; elle se détachait d’ailleurs en saillie sur les mœurs paisibles des habitans de Francfort ; on répétait volontiers dans les cercles de cette ville d’honnête négoce, où la dépense de l’esprit était réglée et prudente comme celle des revenus, ce mot d’un écrivain célèbre : « Là où, chez d’autres, s’arrête d’ordinaire la folie, elle ne fait que commencer chez les Brentano. »

Orpheline de fort bonne heure, Bettina Brentano grandit à peu près sans direction, suivit sans contrôle tous ses instincts, qui, comme on le verra bientôt, n’étaient pas ceux d’une organisation commune, et se développa librement, selon sa nature, tantôt sous les yeux de sa vieille grand’mère, Sophie Laroche, tantôt au milieu de ses frères et de ses sœurs, tantôt dans un chapitre de chanoinesses où la conduisait chaque jour son amitié passionnée pour l’une d’entre elles, douce, timide et rêveuse créature réservée à un destin funeste : Mlle Caroline de Günderode. C’est dans la correspondance qui s’établit de 1804 à 1806 entre les deux jeunes filles que nous apprendrons à connaître cette enfance étrange qui s’est perpétuée en dépit des années, et qui aujourd’hui touche à la vieillesse sans avoir traversé la maturité. Ce livre, publié en 1840 seulement, cinq années après la publication de la correspondance avec Goethe, bien qu’il soit moins éclatant de couleur et moins puissant d’émotion que le premier, est, selon nous, d’une lecture infiniment plus bienfaisante et laisse une impression meilleure. Les mêmes sentimens s’y exhalent : ce recueil de lettres est inspiré par une imagination qui a conservé toujours les mêmes ardeurs inassouvies et poursuivi les mêmes chimères ; mais ces pre-

  1. Une des filles a épousé M. de Savigny, le célèbre jurisconsulte. Un des fils, Clément Brentano, mort, il y a un an, à Aschaffenbourg, était un des poètes les plus distingués de l’école romantique.