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ÉCRIVAINS MODERNES DE L’ALLEMAGNE.

mières expansions d’une jeunesse qui s’ignore encore, ces effusions d’un enfant dans le sein de sa première amie, cet attrait réciproque de deux êtres remarquablement doués, n’ont rien qui surprenne et qui froisse en nous l’instinct des convenances naturelles. Toutes choses restent dans l’ordre, bien que dans une sphère supérieure et idéale, tandis que plus tard, quand nous verrons la jeune fille, la femme faite, initiée au langage des passions, se jeter éperduement à la tête d’un vieillard dont elle n’est point aimée, nous demeurerons insensibles à ses plaintes, et nous détournerons les yeux comme d’un spectacle fait pour blesser toutes les délicatesses du cœur. Goethe, on le sait, et il ne le lui déguisait guère, n’a jamais éprouvé pour Mlle de Brentano qu’une curiosité complaisante ; il l’observe en psychologue ; il lui accorde l’attention qu’il mettrait à examiner quelque variété bizarre d’un genre connu, et cesse de s’occuper d’elle aussitôt qu’il a déterminé la place juste qu’il convient de lui assigner dans son musée. Aussi le blâme des esprits délicats a-t-il frappé la publication trop peu motivée de ces lettres, qui ne sont au fond qu’une longue et pénible dissonance, tandis que rien n’altère ni ne contriste le charme naturel du livre intitulé Günderode. C’est pourquoi, malgré l’apparente interversion des dates, nous préférons nous en occuper en premier lieu, car nous y trouvons véritablement la fleur de la vie de Bettina, fleur imprudemment ouverte et desséchée bientôt sous les ardeurs malfaisantes d’un amour véhément et solitaire.

Ce devait être une angélique créature, et bien digne d’un sort meilleur, que cette Caroline de Günderode qui fut la première, la seule amie de Bettina. Il nous semble la voir telle que l’a peinte celle-ci, avec ses cheveux bruns tombant en molles ondulations sur ses épaules, avec ses yeux de Pallas et son front de Platon, dans son vêtement de deuil, dont les plis souples entourent amoureusement sa taille flexible ; sa démarche est harmonieuse et doucement cadencée au point qu’elle semble glisser plutôt que marcher sur le sol ; son rire même, l’expansion de sa joie, est si contenu, qu’il ressemble au roucoulement d’une colombe, et telle est sa timidité naturelle, que le cœur lui bat, que le rouge lui monte au visage quand vient son tour, à la table du chapitre, de dire à haute voix le Benedicite. L’ame de Caroline était calme et profonde, son intelligence avide de connaître ; elle répétait souvent avec cette exaltation tranquille et ce grand sentiment des choses que donnent les approches confusément pressenties d’une mort volontaire : « Beaucoup comprendre et mourir jeune. » Elle avait appris, pour nous servir de sa noble expression, à penser avec douleur, et elle