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de Platon, d’Aristote, de Descartes, de Malebranche, de Leibnitz. Elle n’est propre, suivant M. Maret, qu’à créer de vaines hypothèses et à enfanter des doutes[1]. C’est une terre basse, obscure, froide et stérile[2], suivant le révérend père de Ravignan. Depuis six mille ans, elle n’a trouvé que le désespoir ou le doute sur les faits intérieurs de la conscience, sur les rapports de l’ame avec Dieu, et sur notre fin dernière[3]. Le révérend père Lacordaire n’hésite point à déclarer que hors de la certitude mystique et translumineuse que donne la foi, il n’y a pas de philosophie possible[4]. M. l’abbé Bautain, considérant l’ensemble des spéculations philosophiques depuis deux siècles, n’y voit que vieilleries renouvelées des Grecs[5]. C’est dans ce noble et beau langage, c’est avec cette étendue de coup d’œil et cette profondeur de critique que le clergé de France fait l’histoire de la pensée humaine. Croirait-on que M. l’archevêque de Paris a voulu enchérir sur ces pauvretés ? Lui, le chef du clergé libéral et mesuré, le prélat éclairé et conciliateur, vient nous dire que la philosophie n’a pas produit une idée nouvelle depuis quatre mille ans[6], et, perdant enfin toute charité avec toute mesure, s’emporte jusqu’à dire que « les sauvages du Nouveau-Monde adorant le grand esprit sur les bords de leurs fleuves ou au sein de leurs immenses forêts sont plus rapprochés de la vérité que certains philosophes contemporains dont les noms et les écrits ont retenti dans toute l’Europe[7]. »

Mais ce ne sont là que des assertions, des moqueries et des injures. Écoutons les raisonnemens et les preuves. L’esprit qui anime le clergé et les desseins qu’il médite sur la philosophie s’y caractérisent en traits non pas plus clairs, mais plus profonds encore. Tout le corps de l’argumentation du clergé pour établir l’impuissance de la philosophie en matière morale et religieuse se réduit à trois idées fondamentales : la raison humaine, étant finie, est incapable d’atteindre l’infini ; — étant individuelle, elle ne peut constituer une morale universelle ; — étant inséparable de la parole, elle doit le peu qu’elle sait naturellement de Dieu et du devoir à la tradition. — J’ose dire qu’un examen un peu

  1. Théodicée chrétienne, p. 315.
  2. Conférences de Notre-Dame, 5 mai 1843.
  3. M. de Ravignan, ibid.
  4. Conférences de Notre-Dame, 1844.
  5. Philosophie du Christianisme, t. I, p. 364.
  6. Recommandation de M. l’archevêque de Paris, p. 75, dans la Théodicée de M. Maret.
  7. Instruction pastorale, p. 17.